Sommaire
Guerres, résistances et médiévalisme
L’exemple des guerres anglo-écossaises au cinéma
Avertissement: Le texte qui suit est la restranscription de l’intervention que j’ai effectuée le 26 janvier 2024. Il ne s’agit donc pas d’un texte définitif.
Pour la bibliographie, c’est par ici.
Introduction
Pourquoi une saison 2 sur la guerre ?
J’avais choisi pour 2023 le thème de la guerre principalement en raison de la guerre en Ukraine, qui a mobilisé une propagande « médiévaliste » des deux côtés, que ce soit par l’utilisation de Tolkien ou par rapport aux « racines » de la Russie mises en avant par Poutine et l’Église orthodoxe russe, ce qui fait d’ailleurs toujours rage. Il m’était apparu nécessaire de « réfléchir à notre propre rapport à la guerre dans toutes ses manifestations, réelles et fictionnelles, de cerner notre « part d’ombre » évoquée par Stéphane Audoin-Rouzeau dans le recueil d’entretien du même nom paru en 2023. Mais j’avais élargi le propos : en ce qui concerne le Moyen Âge, la persistance d’une vision sombre et violente de ce dernier, et ce pas seulement dans la série Game of Thrones, nécessite également une réflexion, qui n’a fait que s’amplifier ces dernières années. Même si elle ne porte que sur deux exemples de romans récents, l’article de Michèle Gally de 2019 est à cet égard éclairant :
« À quelques exceptions près, les narrations qui se déroulent au Moyen Âge comportent, de manière centrale ou épisodique, des scènes de grande violence – collective (guerres, combats, exécutions … ), privée (viols, tortures …). À travers des exemples brièvement commentés, je proposerai de voir comment celle-ci en caractérisant ces siècles permet le déni de la violence contemporaine (politique, internationale, individuelle) comme refoulée dans ce passé-là, la complaisance à la sauvagerie médiévale revenant, insidieusement mais sûrement, peupler nos angoisses actuelles tout en les maintenant à distance » (Gally 2019, §5).
Le problème étant, bien sûr, qu’il est de plus en plus difficile de se trouver dans le « déni contemporain »… Dans un autre registre, l’étude de Paul Sturtevant publiée en 2018 sur la perception du Moyen Âge par le public, ou du moins un type de public, en l’occurrence des étudiants anglais, montre à quel point cette image sombre domine l’imaginaire « populaire ». La guerre est le premier mot-clé à apparaître lors d’un sondage sur les associations aux termes Middle Ages et medieval (Sturtevant 2018, p. 28 et suivantes). Il note néanmoins la perception d’un côté plus lumineux, mais davantage associé à la fantasy et au merveilleux.
L’année dernière, j’avais structuré mon introduction selon deux axes entrelacés. Le premier portait sur les rapports entre guerre et politique – cette dernière étant, heureusement, de plus en plus étudiée au sein du médiévalisme. Je renvoie par exemple l’article de Tommaso di Carpegna Falconieri paru en 2019 dans la revue Perspectives médiévales, ou encore à l’ouvrage de Paul Sturtevant et Amy Kauffman intitulé The Devil’s Historians et publié en 2020, qui porte principalement sur la récupération du Moyen Âge par divers courants d’extrême droite. Ce dernier ouvrage est clairement militant et destiné à un public élargi, au risque de quelques raccourcis pas toujours heureux concernant le Moyen Âge, mais il a le mérite de poser les problèmes soulevés par cette récupération. Le second axe comportait une dimension anthropologique, inspirée notamment des travaux de Stéphane Audouin-Rouzeau. Mes exemples avaient porté, outre sur la guerre en Ukraine, sur l’influence de la Première guerre mondiale sur Tolkien, sur les représentations de la bataille dans Games of Throne et l’une des dernières adaptations des deux tétralogies de Shakespeare en 2012 et 2016, intitulée The Hollow Crown. J’avais terminé sur la question de la guerre civile.
Quant au programme des intervenants, il fut riche et diversifié : Benoît Bouzigues a évoqué les animaux dans les guerres de Tolkien et de Lewis (l’auteur du Monde de Narnia) ; Alban Gautier et Victor Barbarino nous ont donné à voir la personne d’Amleth le guerrier ; Florian Besson a réfléchi sur les « croisades imaginaires », en particulier leur récupération par l’extrême droite ; et Bruno Dumézil nous a présenté Conan en questionnant l’altérité des barbares en particulier. Mais il y a eu bien sûr des manques criants : quid des jeux (vidéo ou non) ; des reconstitutions, phénomène socio-culturel aujourd’hui majeur ; ou encore des chevaliers et des samouraïs… sans parler de la place de femmes mais ces dernières seront au cœur du séminaire de 2025. Grâce à Laurent di Filippo, William Blanc et Martin Bostal, une partie de ces manques sera comblée.
J’ai néanmoins souhaité élargir un peu les thématiques guerrières, en partie en lien avec mes réflexions sur les guerres civiles de l’année dernière, aux notions de résistance et de révolte armée, parfois contre un régime intérieur oppressant, parfois contre un « envahisseur » étranger, parfois dans une optique progressiste, parfois dans une optique plus nationaliste, voire les deux en même temps. C’est sur ces thématiques que porteront les interventions de Fanny Madeline et de Gaëtan Bonnot, mais dans le reste de cette introduction, je souhaite d’une part évoquer les questionnements et les problèmes posés par cette notion de « résistance », évidemment en grande partie anachronique pour le Moyen Âge, mais néanmoins heuristique, à mon sens, dans le cadre des études médiévalistes. Le corps de mon propos portera plus précisément sur trois exemples de films qui mêlent résistance à l’arbitraire à une forme de nationalisme, à propos des guerres anglo-écossaises de la fin du xiiie siècle et du xive siècle, en lien avec les revendications contemporaines de nombre d’Écossais pour l’indépendance de leur pays. De fait, ces films ont un arrière-plan politique nourri : la campagne pour la dévolution des pouvoirs, actée en 1998, le référendum raté sur l’indépendance de 2014 et le Brexit : ces films sont Braveheart (1995), The Outlaw King (2018) et Robert the Bruce (2019) ; ils soulèvent également la question des rapports entre résistance et violence. Je remercie à ce propos Yohann Chanoir, dont le récent article paru dans les actes du colloque de Poitiers, Les médiévistes face aux médiévalistes, m’a inspirée, et dont les conseils ont été précieux.
Selon Eric Desmons dans le Dictionnaire de la violence (Marzano 2011), la résistance peut « être entendue comme étant toute forme de défense d’un groupe ou d’individus isolés, face à ce qui est ressenti par eux comme une menace physique, idéologique ou politique » (p. 1132). Mais, poursuit-il, « le mot possède également une charge morale […]. La résistance est alors tenue comme une réponse à un abus de pouvoir émanant des gouvernants ou, pour être plus précis, à une situation jugée comme constituant une oppression par ceux qui s’en considèrent victimes. […] La résistance devient alors souvent le nom de la contestation politique légitime » (ibid.). Évidemment, cela soulève la question de la violence légitime. Selon Desmons, qui n’envisage que la résistance à un État institué, cette violence n’est globalement pas considérée comme possiblement légitime – elle est dans ce cas assimilée à la révolte ou à la rébellion, termes qui, soulignons-le, ne sont pas traités dans ce Dictionnaire de la violence, ce qui, je dois le dire, m’a un peu surpris. Il existe en effet une proximité de sens, si l’on s’en tient simplement aux définitions du Trésor de la langue française :
Résistance : I. − [À propos de qqc.] Tout phénomène physique qui s’oppose à une action ou à une force. […] II. − [À propos de l’animé] A. − [Sur le plan physique] Qualité de ce qui résiste, caractère résistant. […] B. − [Sur le plan physique et moral] Action de résister à une agression, une contrainte, une oppression physique ou/et morale. 1. Défense, riposte par la force à un adversaire, à un ennemi qui a déclenché les hostilités. […] 2. Refus d’accepter, de subir les contraintes, violences et/ou vexations, jugées insupportables, qui sont exercées par une autorité contre une personne, les libertés individuelles ou collectives; l’action qui en découle. […] C. − Volonté ferme de ne pas se soumettre à quelqu’un, de ne pas céder à ses volontés, son emprise, son influence. […] D. − Force morale qui consiste à ne pas céder à ses penchants, à faire contrepoids aux difficultés, aux épreuves de la vie.
Rébellion : A. −1. Action de se rebeller, de se révolter contre l’autorité de l’État, contre le pouvoir ou l’ordre établi. Synon. insurrection, sédition, soulèvement. […] B. − Action de se révolter contre quelque chose. Synon. désobéissance, insubordination; anton. soumission.
Révolte : A. − 1. Action de (se) révolter; soulèvement, mouvement collectif de rébellion contre une autorité établie (gouvernement, ordre social, institutions). […] 2. Refus d’obéir à quelqu’un, d’accepter son autorité. […] C. − Domaine esthét., intellectuel. Refus du conformisme, bouleversement des règles établies.
La résistance apparaît comme la notion la plus englobante, suivie par la révolte, y compris dans le champ culturel, et la rébellion relève plus précisément de la lutte contre le pouvoir établi. Ces trois termes sont tous pertinents concernant la question écossaise.
Le cinéma, on le sait, présente aussi bien des enjeux culturels et politiques qu’économiques et, de plus en plus, touristiques, le plus souvent évoqués par rapport à la production et à la réalisation d’un film. Mais la réception est également un élément majeur de l’étude médiévaliste d’un film. De récentes études, par exemple celle de Paul Surtevant de 2018, déjà citée, ont montré à quel point les interactions entre le film et son public pouvaient révéler les idées reçues de ce dernier, en particulier, pour les thématiques de la guerre et de la résistance qui nous occupent aujourd’hui. Cela a bien sûr un impact sur la perception actuelle du Moyen Âge. Dans une perspective un peu différente, mais non forcément exclusive, un film peut également faire l’objet de récupérations politiques plus ou moins avouées et plus ou moins nettes. Or, c’est une caractéristique majeure d’au moins un des trois films analysés ci-dessous.
À partir de ces trois films, dont deux très récents, sur les guerres anglo-écossaises de la fin du xiiie et de la première moitié du xive siècle, il s’agit de se demander comment la résistance des Écossais face aux Anglais est représentée, quelles formes de violence sont mises en œuvre, en rapport avec les conceptions médiévalistes de l’Écosse que l’on tentera également d’appréhender. Enfin, il s’agit de se demander comment tout cela est perçu par le public et quelles ont été les appropriations et les récupérations. Comme je ne suis pas spécialiste d’analyse cinématographique, mon analyse est sans doute rudimentaire. J’espère cependant faire apparaître quelques traits saillants à même de donner quelques éléments de compréhension.
L’Écosse en 1290
1. Des guerres d’indépendance?
Les films s’écartent plus ou moins des faits historiques tels qu’ils ont été établis dans le domaine académique et il faudra se demander comment et pourquoi ; il faut donc tout d’abord évoquer le contexte médiéval.
a. La rupture de 1286
L’Écosse est, dans la seconde moitié du xiiie siècle, une monarchie solide et le roi d’Écosse, Alexandre III travaille, depuis son accession en 1249, à étendre son pouvoir dans toutes les parties du pays. À son accession il contrôle globalement le sud et l’est de l’Écosse – ce qu’on appelle en général les Lowlands (en vert clair et rouge sur la carte), dominées par de nombreux seigneurs issus en partie d’une installation anglo-normande au xiie siècle. D’ailleurs, comme en Angleterre, on y parle à la fois le français et une sorte d’anglo-écossais. Ces seigneurs possèdent des terres à la fois des deux côtés des bordures, à commencer par le roi d’Écosse lui-même (qui est comte de Huntingdon), de même que certains seigneurs anglais possèdent des terres en Écosse. Les liens sont donc étroits, ce qui ne veut pas toujours dire amicaux.
Alexandre III travaille également à mieux contrôler les parties gaéliques de l’Écosse, que l’on appelle généralement les Highlands, îles comprises (en vert foncé sur la carte), et dont la culture, gaélique, est différente de celle des Lowlands. À cet égard, la date majeure est 1266 : avec le traité de Perth le roi de Norvège Haakon IV cède à Alexandre l’île de Man et ce que l’on appelle la « seigneurie des îles », c’est-à-dire l’ensemble des îles et des presqu’îles de l’ouest de l’Écosse. Pour la première fois, l’autorité royale est introduite dans ces régions, quoique de manière superficielle dans la mesure où les seigneurs de ces terres maritimes conservent une très large autonomie. Par ailleurs, le roi favorise l’implantation de grandes familles écossaises (non gaéliques) à la fois au nord, en particulier avec les Comyn ; et au sud, dans le Galloway, en particulier les Balliol et les Bruce. Dans les années 1270, c’est une monarchie forte, même si elle reste moins développée que la monarchie anglaise et que le roi d’Écosse s’appuie davantage encore sur sa noblesse que le roi d’Angleterre pour gouverner les régions.
Toutefois, la mort accidentelle d’Alexandre III le 19 mars 1286 ouvre en Écosse une période d’instabilité profonde. Sa seule descendante est en effet sa petite-fille, Marguerite, fille du roi de Norvège (d’où son surnom de the maid of Norway). Or, elle est encore mineure, ce qui implique la nomination d’un conseil de régence de six Gardiens d’Écosse. Édouard Ier y voit une occasion exceptionnelle pour intervenir directement dans les affaires écossaises : il négocie le mariage de Marguerite avec son fils Édouard (le futur Édouard II), qui deviendrait ainsi roi d’Écosse à sa majorité, les deux royaumes restant toutefois séparés par le traité de Birgham de 1290. Mais Marguerite meurt lors de son voyage vers l’Écosse, le 26 septembre 1290.
Chronologie des guerres anglo-écossaises
- Mars 1286 : mort d’Alexandre III d’Écosse. Début d’une crise de succession et de l’interventionnisme anglais.
- Juillet 1290 : Traité anglo-écossais de Birmingham prévoyant le mariage d’Édouard (II) et de Margaret de Norvège (petite-fille d’Alexandre III) avec une administration séparée des royaumes.
- Septembre 1290 : Mort de Margaret. 14 prétendants au trône et organisation d’une cour à Berwick pour trancher sur la succession (‘Great Cause’).
- 1292 : Désignation de John Balliol par la cour de Berwick.
- 1295 : Coup contre Balliol en Écosse et institution d’un conseil dirigeant.
- Mars 1296 : Début des guerres anglo-écossaises. Capture de Berwick par les Anglais.
- Juillet 1296 : Soumission de Balliol et regalia écossaises transférées à Westminster.
- 1297 : Révolte écossaise sous la direction de William Wallace et Andrew Moray.
- Septembre 1297 : bataille de Stirling Bridge – défaite anglaise.
- 1298 : Défaite écossaise à Falkirk.
- 1302 : Robert Bruce se soumet à Édouard Ier.
- Janvier 1304 : début de négociations entre John Comyn de Badenoch et les Anglais.
- Juillet 1304 : Prise de Stirling par les Anglais et victoire de ces derniers.
- 1305 : Soumission des nobles écossais à Édouard Ier et mise en place d’un gouvernement abglo-écossais.
- 1306 : Révolte de Robert Bruce qui devient roi d’Écosse, carnage de Methven, répression sévère d’Édouard Ier et guerre civile écossaise.
- Mai 1307 : Bataille de Loudoun Hill – victoire des Écossais.
- Juillet 1307 : Mort d’Édouard Ier; Édouard II lui succède.
- 1309 : Fin de la guerre civile écossaise.
- 1311 : Début des raids écossais dans le Nord de l’Angleterre.
- 1312 : Bruce attaque le Nord de l’Angleterre.
- Juin 1314 : Bataille de Bannockburn (défaite majeure des Anglais face aux Écossais).
- 1320 : Déclaration d’Arbroath.
Le traité est donc caduc et il y a désormais 13 ou 14 prétendants au trône – bien qu’il n’y ait en réalité que deux candidats vraiment sérieux, John Balliol et Robert Bruce. Balliol et Bruce descendent tout deux du roi David Ier (m. 1153) par l’intermédiaire de son petit-fils cadet, David de Huntingdon. Pour éviter le risque d’une guerre civile, les Gardiens se résolvent à en appeler à l’arbitrage d’Édouard. Mais il devient rapidement clair que ce dernier n’entend pas simplement arbitrer : le roi anglais se fait remettre les clés du pays durant le temps de la « Grande Cause », c’est-à-dire le procès qui doit déterminer la succession – il s’ouvre à Berwick en mai 1291. Le jugement final n’est rendu qu’un an et demi plus tard, en novembre 1292, en faveur de John Balliol. Or, si ce dernier est légitime juridiquement, il est aussi le choix d’Édouard, ce qui ne ravit pas tous les Écossais, et ce d’autant que le nouveau roi d’Écosse prête hommage au roi d’Angleterre, non seulement pour ses terres anglaises, ce qui est normal, mais aussi pour l’Écosse tout entière, ce qui est tout à fait inédit. Une fracture est ouverte au sein de la société politique écossaise entre le parti de Balliol, soutenu notamment par la puissante famille des Comyn, et le parti de Bruce, soutenu entre autres par les Douglas, mécontents à la fois du choix de Balliol comme roi et de l’hommage que ce dernier a prêté au roi d’Angleterre. Tout cela aura des répercussions majeures dans le cadre du conflit anglo-écossais, qui est donc aussi, en partie, une guerre civile.
Les proches de Bruce sont d’autant plus mécontents qu’Édouard s’empresse d’exploiter ses prérogatives de suzerain, que ce soit sur le plan juridique – il accepte des appels d’affaires écossaises à Londres – ou militaire – Édouard, en particulier, convoque des nobles écossais pour mener une expédition en Gascogne en 1294 contre les Français. Pour les Écossais, la coupe est bientôt pleine. Balliol tente certes de négocier sur ces deux points. Mais lorsqu’il est convoqué par Édouard en 1293 à Londres, il se rétracte, ce qui a pour effet d’accroître le nombre de mécontents en Écosse.
Au cours de l’année 1295, John Balliol se voit retirer la plus grande partie de son pouvoir et un conseil de 12 gouverneurs est institué. Pire encore (du point de vue anglais), les Écossais négocient en octobre, à Paris, un traité avec les Français. Le traité est ratifié en Écosse en janvier 1296. L’alliance franco-écossaise est un coup dur pour le roi anglais et ce que l’on appellera plus tard l’Auld Alliance constituera une épine dans le pied des Anglais jusqu’à la fin du Moyen Âge et au-delà. Et en mars de l’année suivante, une petite troupe d’Écossais passe la frontière et effectue un raid, brûlant le village de Pressen, tandis qu’une autre troupe attaque Carlisle à l’ouest. C’est le début d’une guerre longue de plusieurs décennies. Je n’aborderai ici que la période correspondant à la chronologie des films objets de cette étude.
b. La guerre d’Édouard Ier
Édouard a convoqué une armée avant le raid sur Pressen, pour le 1er mars à Newcastle. Elle se dirige vers Berwick, la plus riche ville d’Écosse et port stratégique pour les deux parties ; elle est mise à sac et en partie incendiée par l’armée anglaise. Et le 27 avril, les Anglais écrasent les Écossais à la bataille de Dunbar et font prisonniers un grand nombre de chevaliers écossais. Leur avancée est continue si bien qu’en juillet, Balliol doit se soumettre au roi d’Angleterre – il est dégradé par Édouard Ier pour trahison, les regalia écossaises, dont la fameuse pierre de Scone, sont envoyées à Westminster et lui-même est emprisonné à Londres puis envoyé aux bons soins de la papauté en 1299. Le roi d’Angleterre semble bien, à ce moment-là, vouloir annexer l’Écosse, en grande partie occupée. Mais les Écossais ne sont pas prêts à subir l’occupation anglaise et la tension est d’emblée perceptible.
Dès le mois de mai 1297, ils se soulèvent, sous la houlette de deux hommes qui ne sont pas des magnats : William Wallace, on y reviendra ; et Andrew Murray, un noble de la région du Moray. Ils ont, semble-t-il, car on connaît en réalité mal la composition de leurs partisans, recruté beaucoup de gens des couches moyennes ou inférieures de la population. Selon de nombreux spécialistes, il s’agit bien d’un soulèvement populaire, qui dépasse de loin l’engagement de la noblesse et ce d’autant plus que cette dernière est profondément divisée. Et si Wallace semble bien avoir eu des contacts avec Robert Bruce, comte de Carrick et fils du compétiteur de la Grande cause (mort en 1295), ainsi qu’avec James Douglas, un autre grand seigneur du sud-ouest, c’est bien lui, à ce moment, qui a l’initiative.
Couronnement d’Alexandre III à Scone en 1249
Les Écossais parviennent à remporter une première grande victoire à Stirling Bridge (au nord-ouest d’Édimbourg) contre les Anglais au mois de septembre 1297, en grande partie à cause des erreurs tactiques du commandement anglais et alors même que son armée était largement supérieure en nombre. Murray, blessé, meurt peu après la bataille, mais Wallace continue la lutte : en octobre-novembre, il mène le premier d’une longue série de raids dans le nord de l’Angleterre. À son retour, il est nommé gardien d’Écosse, ce qui est une première, dans la mesure où, on l’a dit, il n’est pas un magnat.
À partir de 1298, Édouard se tourne à nouveau vers l’Écosse et va y mener des expéditions avec des armées importantes presque chaque année : en 1298, en 1300, en 1301 et surtout en 1303-1304. En juillet 1298, il parvient à défaire Wallace et les Écossais à la bataille de Falkirk. Wallace prend la fuite et incendie Stirling. Mais il démissionne de son poste de Gardien au profit de Robert Bruce et de John Comyn de Buchanan. La défaite de Falkirk montre aux Écossais, qui n’ont aucune envie de se soumettre, qu’ils doivent absolument éviter les batailles rangées et la guerre se transforme. Les Écossais mènent en effet une guerre de type guérilla, j’y reviendrai. Les châteaux jouent un rôle essentiel. Les Anglais cherchent à la fois à tenir les leurs, notamment Roxburgh et Jedburgh à l’est ; et à prendre des places fortes aux Écossais.
En 1302, Édouard parvient à retourner Robert Bruce. Durant l’imposante campagne de 1303-1304, un certain nombre d’Écossais, voyant le vent tourner, changent opportunément de fidélité et se tournent vers le roi d’Angleterre – mais cette fidélité est fragile. En juillet 1304, les forces d’Édouard parviennent enfin à s’emparer d’une prise de choix, Stirling – alors même que des négociations avaient déjà été entreprises au début de l’année. Les Écossais, menés par John Comyn, se soumettent, ce qui conduit aux ordonnances de 1305 sur le gouvernement du pays. Édouard fait preuve d’une certaine modération dans ces ordonnances qui ne visent pas à faire passer complètement l’Écosse dans l’orbite de la loi anglaise. Il y a peu de confiscations et les Écossais sont en partie associés à l’administration du royaume. Le sud, en particulier le Lochan, situé entre Édimbourg et Berwick, est toutefois complètement sous contrôle anglais et il est clair qu’Édouard entend bien être le souverain du pays. Mais la question de la couronne n’est pas définitivement réglée. Et la brutalité du gouvernement anglais en certains points, marquée notamment par l’exécution particulièrement cruelle de William Wallace, capturé en 1305, conduit rapidement à la reprise de la guerre.
c. Les armées anglaises et écossaises
Avant d’envisager cette dernière, il faut dire quelques mots sur les armées des deux parties. Les armées d’Édouard Ier ont souvent des effectifs élevés, pouvant atteindre les 30 000 hommes – c’est le cas, par exemple, pour la campagne de 1298 – du fait de la présence massive d’une infanterie. En gros, on estime qu’il y a en moyenne, dans les armées d’Édouard, un homme d’armes sur 10 soldats. La majorité des nobles servent encore dans le cadre traditionnel de la convocation féodale à l’ost, avec toutefois un paiement prévu en cas de dépassement des 40 jours gratuits traditionnellement dus. Il ne faut pas négliger, non plus, le volontariat, qui a encore une dimension importante. L’infanterie est recrutée par les commissions d’array, apparues en 1282. Pour les campagnes écossaises, ces commissions sont essentiellement nommées pour recruter dans les comtés du nord de l’Angleterre : des professionnels, généralement des aristocrates locaux, sont nommés pour lever des troupes dans certains comtés. Mais d’une part, les recrutés ne sont généralement pas très bien équipés et souvent mal entrainés – leur efficacité est donc parfois sujette à caution ; et d’autre part, ne sont pas forcément joyeux de s’en aller à la guerre – les taux de désertion ont parfois atteint les 40%. Outre les hommes fournis par les Anglais, il y a également une importante proportion de Gallois, ainsi que quelques hobelars irlandais, par exemple en 1296 dans la retenue du comte d’Ulster. Par rapport au rude terrain écossais, les Gallois et les hobelars constituent en effet un plus.
Les Écossais ne peuvent clairement pas rivaliser avec les énormes armées d’Édouard Ier, en tout cas dans des batailles rangées – d’où le fait qu’ils les évitent le plus possible entre 1298 et 1314. L’organisation des armées écossaises est toutefois mal connue, faute de sources. On sait qu’elle comprend des cavaliers, en proportion variable, et des piétons, notamment des piquiers. C’est d’ailleurs durant les premières années de la guerre anglo-écossaise que se met en place la tactique des schiltroms. La première mention date de la bataille de Stirling Bridge de 1297, où elle est adoptée dans une optique défensive. Il s’agit d’une une formation dense de piquiers, pas très éloignée du système de la phalange antique. À l’origine, il s’agit d’une tactique défensive – qui n’a d’ailleurs pas empêché la défaite des Écossais, submergés par le nombre à Falkirk en 1298. Elle sera par la suite, toutefois, transformée en tactique offensive et fera des ravages à Bannockburn. Mais comme les Écossais se savent en position d’infériorité sur le plan numérique et dans les batailles rangées, bien qu’ils ne puissent toujours les éviter, ils privilégient la guerre de raids et d’escarmouches, afin de déstabiliser les Anglais. Les raids entrepris par William Wallace dans le nord de l’Angleterre, en particulier, sont dévastateurs, mais moins que ceux menés dans les années 1310, sous la conduite de Robert Bruce.
d. La guerre de Robert Bruce
Le 10 février 1306, Robert Bruce, qui s’était pourtant rallié à Édouard Ier en 1302, assassine dans une église John Comyn de Buchenan, l’homme qui a traité avec le roi d’Angleterre en 1304-1305. Au départ, ce meurtre est très probablement lié aux querelles intestines très fortes en Écosse entre les partisans des Bruce et les partisans des Balliol, qui remontent, on l’a vu, à la Grande Cause. Mais Bruce va beaucoup plus loin : en mars 1306, il se fait couronner roi à Scone. Pour certains historiens, la guerre que va mener Bruce aux Anglais dans les années qui suivent est bien une guerre nationale. Mais il ne faut pas sous-estimer les querelles internes à l’Écosse et les partis-pris des grands nobles, qui songent parfois davantage à défendre leurs terres ou à en convoiter de nouvelles qu’au bien commun du royaume d’Écosse. Il est clair, par exemple, qu’un grand noble comme James Douglas, qui rejoint Bruce assez rapidement, le fait d’abord pour récupérer ses terres confisquées par les Anglais. C’est une des caractéristiques importantes de l’Écosse qui explique aussi les luttes autour de la couronne. Au tout début, donc, Bruce n’a que très peu de soutiens. Après quelques escarmouches, il est battu par une armée anglaise à l’été 1306, à Methven. Il doit aller se réfugier à l’ouest où sa famille a des connexions importantes, non seulement avec des familles d’origine anglo-normande, mais aussi avec des seigneurs gaéliques. Et c’est vers ces derniers qu’il se tourne dans la détresse, puisqu’il passe l’hiver 1306-1307 dans les Hébrides, auprès des MacDonald et des MacRuaries. Il écrit également à ses contacts dans le nord de l’Irlande et reçoit l’appui de renforts irlandais.
Édouard Ier répond à la révolte de Bruce par une politique de terreur – il fait emprisonner de nombreux Écossais, y compris la femme et la fille de Bruce, et en fait exécuter un certain nombre pour trahison, dont un de ses frères. Cette politique a l’effet inverse de ce qu’Édouard souhaitait, car dès lors, les soutiens de Bruce se multiplient. Ce dernier revient avec une armée, principalement composée de gaéliques, et remporte quelques escarmouches dès le printemps 1307, certaines, comme Loudoun Hill en juillet, se rapprochant d’une véritable bataille, ce qui provoque le lancement de la dernière campagne d’Édouard Ier. Mais le vieux roi anglais meurt le 7 juillet 1307 sur la frontière anglo-écossaise. Le nouveau roi d’Angleterre, Édouard II, tourne les talons, et Bruce en tire un large avantage. En 1309, il contrôle à peu près les zones de l’Écosse au nord de la rivière Tay et peut même tenir un parlement à Saint Andrews. Ce dernier, même s’il ne reflète pas toute la société politique écossaise, constitue un moment important. Sur le plan intérieur, il a pratiquement éliminé la famille des Comyn, ses plus grands rivaux. Toutefois, un certain nombre de seigneurs soutiennent encore les Balliol.
Au début des années 1310, malgré une campagne menée par Édouard II en 1310-1311, qui s’avère être un échec complet, l’initiative est dans le camp écossais et la tactique est double : il s’agit d’une part de reprendre les châteaux encore contrôlés par les Anglais dans le sud de l’Écosse ; et d’autre part de harceler les Anglais chez eux, par des raids importants dans le nord de l’Angleterre, on l’a vu. Cela constitue aussi un moyen pour Bruce de financer sa propre guerre. Du côté nord de la frontière, les forteresses anglaises tombent peu à peu ; les Anglais ont d’autant plus de mal à résister que la région est difficile à défendre et qu’ils sont en partie paralysés par l’opposition croissante au gouvernement d’Édouard II. En réponse, ce dernier monte au printemps 1314 une grande campagne pour contre-attaquer et soulager Stirling, assiégée. Son armée comprend peut-être 2000 hommes d’armes et 15 000 piétons, mais son commandement est miné par les dissensions politiques internes.
Finalement, les Anglais rencontrent les Écossais au sud de la ville, sur les rives de la rivière Bannockburn, le 23 juin 1314. L’armée écossaise, composée de 8 ou 9000 hommes est dans une très bonne position tactique, entre Stirling et le pont de Bannockburn, avec un pays marécageux sur leur gauche. C’est une armée disciplinée, dont les soldats sont habitués à combattre ensemble depuis 1307. En face, l’armée anglaise est au contraire mal organisée. Le 24 juin, la véritable bataille s’engage et la cavalerie anglaise vient littéralement s’écraser contre les schiltroms écossais. Dans le même temps, Bruce a ordonné à sa propre cavalerie d’aller semer la panique dans les rangs des archers anglais. Édouard II doit s’enfuir en toute hâte – c’est un désastre pour les Anglais. La guerre n’est pas terminée – ponctuée de trêves, elle dure encore plusieurs décennies. Mais Bannockburn est le symbole de la pugnacité des Écossais pour regagner leur indépendance – la fameuse déclaration d’Arbroath de 1320 en constitue le paroxysme.
Cette présentation des faits, ou du moins ce que les historiens ont pu en reconstituer, permet de mieux comprendre les choix des équipes aux origines des trois films que je vais maintenant aborder
Bataille de Bannockburn (BNF, manuscrit français 86, folio 11r)
2. De Braveheart à Robert the Bruce
a. Trois films, trois visions
Braveheart (1995), The Outlaw King (2018) et Robert the Bruce (2019) traitent tous des guerres anglo-écossaises que que je viens de détailler, mais à trois moments différents et avec des traitements également différents.
Braveheart est incontestablement le plus connu des trois – c’est un blockbuster hollywoodien, qui a généré 213 millions de dollars de recettes (pour un budget d’environ 70 millions de dollars). Pour 1995, c’était énorme. Le film a été réalisé et interprété par Mel Gibsson, qui a obtenu l’oscar du meilleur réalisateur et celui du meilleur film. Il raconte la vie de William Wallace, une des plus grandes figures de la lutte écossaise contre l’occupation anglaise, on l’a vu, jusqu’à sa mort en 1305. Mais le moins que l’on puisse dire – et cela a créé d’innombrables polémiques –, c’est que l’exactitude historique a été le cadet des soucis de Gibson et de son équipe – il n’a d’ailleurs même pas été fait appel à un conseiller historique. Pour ne prendre que deux exemples particulièrement frappants, Isabelle de France, jouée par Sophie Marceau, n’est mariée à Édouard II qu’en 1308, soit trois ans après la mort de Wallace (elle n’a donc pas pu avoir de liaison, même brève, avec ce dernier !) ; et Édouard Ier « rétablit » le droit de cuissage (prima nocte), une pure invention moderne. On notera également qu’il n’est fait aucune allusion à Balliol, que Wallace avait pourtant soutenu. En fait, le film est largement inspiré d’un poème épique à la gloire de Wallace, composé à la fin du xve siècle, deux siècle après les événements donc, par un poète surnommé Blind Hary. Mais ce dernier avait un objectif politique clair, selon Derrick McLure :
« Wallace est présenté comme un patriote ardent, farouchement brave, féroce au combat et sans merci pour ses ennemis et ceux de son pays, mais personnellement loyal, courtois et fort dans ses affections. Le poème tout entier est sous-tendu par l’engagement passionné de l’auteur pour la justice de la cause écossaise : les Anglais sont montrés comme brutaux, arrogants et traîtres, et Wallace dans sa vision est chargé par la Vierge bénie elle-même de la tâche de libérer l’Écosse de l’oppression anglaise (il est possible que le traitement de son héros par Hary a été inspiré en partie par l’histoire de Jeanne d’Arc) » (McLure 2004).
On retrouve là de nombreux ingrédients du film…
The Outlaw King, sorti en 2018, est une production Netflix et comme la société ne communique pratiquement pas sur ses audiences, il est difficile de mesurer son succès. Mais on sait que le film, réalisé par David McKenzie (un réalisateur écossais, lui), avec Chris Pine dans le rôle-titre, a couté 120 millions de dollars. Il raconte l’ascension et les revers de Robert Bruce entre 1304 et 1307, jusqu’à la bataille de Loudoun Hill qui a, de l’avis général, préfiguré Bannockburn sur le plan tactique, mais qui constitue un final un peu étrange : rien n’est vraiment réglé à la suite de cette petite bataille, d’ailleurs bien moins connue que Bannockburn. Le souci affiché de « coller » à la réalité historique prend le contrepied de Braveheart – on compte cette fois pas moins de quatre conseillers historiques ! L’ombre du poème de John Barbour, sur lequel je reviendrai, plane toutefois sur le film. Certes, selon Andrew Elliott, la dimension épique est présente – mais il y en a d’autres. Néanmoins, certaines libertés ont été prises, notamment en ce qui concerne le côté romance, très présent, entre Bruce et sa seconde femme, Elizabeth de Burgh.
Robert the Bruce enfin, dont le budget a été bien moindre (mais je n’ai pas réussi à le trouver), est sorti en 2019 et a été un échec monumental, d’autant qu’il s’est fracassé contre la pandémie du Covid (à peine 100 000 $ de recettes au total – mais il est sur Amazon Vidéo, quoique seulement en français !). Les critiques n’ont pourtant pas été trop mauvaises… C’est un film intimiste, littéralement porté par son acteur et producteur, Angus MacFadyen qui a joué Bruce dans Braveheart. Il raconte un moment de découragement de Bruce, daté a priori de 1312 (6 ans après 1306), une date non plausible donc, puisque c’est durant l’hiver 1306-1307 que Bruce est en fuite. Le film insiste bien davantage sur les divisions entre Écossais que sur la lutte contre les Anglais qui sont totalement absents du film. Bruce, seul et blessé, finit par être soigné, tant au plan physique qu’au plan spirituel, pendant un hiver rugueux, dans une maison isolée, par Morag, une veuve de guerre – son mari a combattu aux côtés de Bruce – et ses enfants (son neveu Carley, sa nièce Iver, son fils Scott) qui finissent par lui redonner courage. Une touche de merveilleux est même ajoutée au film… On se croirait presque dans du médiéval-fantastique, avec un côté méditatif. On est en tout cas plutôt dans le registre de la fable exemplaire que dans une reconstitution historique minutieuse.
J’évoquerai plusieurs points de comparaison : l’image de l’Écosse elle-même, avec en particulier la question de la division Highlands/Lowlands, tant au plan des paysages et des constructions (les châteaux notamment) que sur celui de la représentation des Écossais eux-mêmes ; les héros, avec en particulier les relations complexes entre Wallace et Bruce, et les méchants, les Anglais pour l’essentiel ; les formes de guerre, surtout la « guérilla » menée par les Écossais ; et enfin, le traitement de la lutte pour la liberté et l’indépendance, en particulier à travers les discours pré-batailles. D’autres points mériteraient bien sûr d’être abordés, notamment la question du traitement de la guerre civile qui a accompagné la guerre contre les Anglais, le rôle de la musique et des chants, celui, en lien, de la fête et des banquets, et surtout la place des femmes, mais dans le cadre de cette introduction, il a fallu faire des choix.
b. Highlands et Lowlands
Dans Braveheart, l’Écosse est d’emblée identifiée aux Highlands, et le ton est donné dès le début. Les paysages grandioses vont sans cesse être associée au personnage de Wallace alors qu’en réalité, ce dernier était originaire des Lowlands. Après sa défaite à Falkirk, il parcourt à nouveau ces paysages, comme une forme de méditation. Ces longues prises de vue, notamment aériennes, ont largement contribué à développer, on le verra, une nouvelle forme de tourisme en Écosse, le ciné-tourisme. En ce qui concerne le bâti, les bâtiments et châteaux en pierre sont très peu nombreux, côté écossais en tout cas. Une exception pourrait être le donjon d’Édimbourg, que l’on aperçoit au fond de la représentation de la ville – mais ce sont les maisons en bois à toit de chaume, entourées de boue, qui dominent le premier plan. Pour le reste, les barricades des garnisons ou des villages sont en bois, et globalement, les couleurs sont ternes, ce qui constitue un trope de nombreux films médiévalistes de ces dernières décennies. Enfin, les intérieurs, y compris le palais d’Édouard Ier et les églises, sont sombres. Cela concourt à renforcer la dimension obscure du Moyen Âge, malgré quelques exceptions (scènes d’amour, fête de mariage) mais de manière un peu différente, me semble-t-il, selon le point de vue : côté anglais, cela traduit peut-être une atmosphère délétère de fin de règne (ce qui est le cas) ; côté écossais, cela pourrait jouer un rôle dans la perception des Écossais comme opprimés et vivant à la dure. Mais à propos de ces derniers, les stéréotypes s’empilent : ils sont crasseux et hirsutes, mais ils portent le kilt – inventé beaucoup plus tard –, et se peinturlurent le visage pour la bataille, ce qui n’était certainement pas le cas au xiiie siècle. L’identification aux Highlanders est ici patente… l’Écosse « véritable », celle des Highlands, est opposée dans son altérité aux sombres châteaux anglais.
Braveheart peinturluré
Le château de Bruce en flammes (Outlaw King)
Dans The Outlaw King, au contraire, on se situe pour l’essentiel dans les Lowlands et les paysages sont moins présents même si on retrouve quelques plans aériens comme dans Braveheart. Les châteaux sont tous en pierre, et ils sont largement décorés, avec tapisseries et autres éléments colorés (il y a eu un souci manifeste de reconstituer de « vrais » châteaux nobles), ce qui ne les empêche pas d’être brûlés. La vie apparaît globalement plus sophistiquée, avec une noblesse cultivée, notamment dans la première partie du film, avant la révolte de Bruce en 1306. Tout cela tranche néanmoins lors de la fuite de Bruce dans une île des Highlands, chez son ami Angus MacDonald. La plage de l’île, seul endroit que l’on voit, paraît un havre de paix avant que Bruce n’apprenne la mort de son frère et la capture de sa femme et de sa fille. On a même droit à une scène de salage de poisson par les femmes, qui chantent évidemment, ce qui renvoie à une saine simplicité de la vie des Highlanders, qui ne sont ni crasseux, ni hirsutes. Dans ce film, on le voit, l’Écosse n’est pas toute entière assimilée aux Highlands.
Dans Robert the Bruce, enfin, les paysages, sous la neige pendant la plus grande partie du film (d’où un tournage en partie au Montana), sont à nouveau très présents, là encore en phase avec les émotions du héros. L’essentiel du film se concentre autour de la maison de Morag et de ses enfants, qui certes mènent une vie simple mais ne sont ni sales, ni mal coiffés. Il y a quelques incursions dans le bourg, mais on n’en voit pas grand-chose à part la taverne et l’atelier du forgeron – deux éléments évidemment fortement marqueurs de médiévalité.
La représentation la plus stéréotypée est assez clairement, me semble-t-il, celle de Braveheart, qui frise parfois le kitsch et, en tout cas, enfile comme des perles les clichés à propos des Écossais, ou plutôt, les Highlanders. Les équipes des deux films de 2018 et 2019 ont pour leur part essayé de ne pas tomber dans tous les clichés, même si cela n’a pas toujours été une réussite.
Wallace et son aimée (Braveheart)
Le Bruce de Braveheart
c. Wallace et Bruce : une relation complexe
Les deux héros ont bien sûr des caractères différents. Dans Braveheart, Wallace, que l’on voit d’abord enfant, au moment de la mort de son père, et qui est du coup élevé par son oncle, apparaît déjà comme très pugnace, et lorsqu’on le retrouve en tant qu’adulte, il est fort et rusé – il gagne largement un duel de lancers de pierre – et incarne la masculinité du héros hollywoodien. Il apparaît toutefois cultivé comme un noble, connaissant notamment le français et même le latin et ayant voyagé jusqu’à Rome. Il affirme d’ailleurs son désir de paix et de fonder une famille – jusqu’à la mort de sa femme Mauron (ils se sont mariés en secret à cause de cette histoire de droit de cuissage) assassinée sans merci par un shérif anglais. Sa première motivation pour se révolter serait donc la vengeance (les sources montrent en fait que le meurtre du shérif de Lanark a été soigneusement préparé). Dans la seconde partie du film, Wallace apparaît à la fois comme sans pitié, mais mu, de plus en plus, par l’amour de l’Écosse et de sa volonté d’indépendance – c’est en tout cas ce qu’il affirme, par exemple, lors de l’attaque d’une garnison anglaise qu’il fait entièrement brûlé : « Rentrez en Angleterre. Dites-leur là-bas que les filles et les fils d’Écosse ne sont plus à vous ; Dites-leur que l’Écosse est libre » (59 mn 50). Ces caractéristiques, on l’a vu, viennent pour l’essentiel du poème de Blind Hary. Il meurt d’ailleurs en martyre, voire en figure christique. La scène est extrêmement longue (presque 10 minutes) – Gibson, catholique conservateur, était manifestement fasciné par ce genre de choses : rappelons-nous son film suivant, la Passion du Christ, sorti en 2004 et qui a pour le moins fait polémique.
Robert Bruce, pour sa part, apparaît dans les trois films. Dans Braveheart, Bruce, joué par Angus MacFadyen, est encore jeune, mais c’est un combattant déjà reconnu. Sur les ordres de son père lépreux, il trahit cependant Wallace à la bataille de Falkirk (il n’y a en fait pas assisté), alors qu’il avait pourtant promis à Wallace de ne pas pactiser avec les Anglais. Finalement, il sauve ce dernier, et c’est pour Bruce le moment de la conversion, celui où il se révolte contre son père – le film se termine par quelques images de la bataille de Bannockburn, avec la voix off qui n’est autre que celle de Bruce.
Dans The Outlaw King, Bruce est joué par Chris Pine, plus connu pour son rôle dans les films Star Trek, mais qui a pour l’occasion travaillé son accent écossais. Il apparaît dans la première partie du film comme respectueux, de son père et de sa femme en particulier, courtois, bien éduqué, bon combattant, mais aussi « proche du peuple », chevaleresque en un mot. Mais dans la seconde partie, il est sans pitié au point de réfuter le code la chevalerie après avoir appris l’enlèvement de sa femme et de sa fille et l’exécution de son frère. Le problème, c’est qu’au Moyen Âge, la chevalerie est violente, de manière inhérente, même si des règles existent. On est donc davantage dans le trope médiévaliste du preux chevalier… même si pour gagner, Bruce doit s’en détourner. Certes, il est à nouveau montré que c’est à cause de son père que Bruce fait dans un premier temps allégeance aux Anglais – mais ce n’est qu’une fois son père mort et après avoir vu un bras de Wallace pendu à Berwick, ainsi que la répression féroce des habitants par les Anglais, qu’il prend la décision de se révolter. Et malgré l’adversité – le carnage de ses hommes après le couronnement l’oblige à fuir dans les Highlands, il est de plus en plus déterminé… et « gagne » à la fin, dans le sang.
Bruce couronné dans The Outlaw King
Dans Robert the Bruce, enfin, ce dernier est à nouveau incarné par Angus MacFayden, vieilli, ce qui a conduit certains à qualifier le film de sequel de Braveheart – mais cela n’a en réalité pas grand-chose à voir. Bruce apparaît défait et rongé par le doute, surtout après le discours que lui a tenu son ennemi Comyn et dans la caverne où il s’est réfugié après avoir été attaqué par trois de ses anciens soldats. Mais finalement, il reprend espoir, grâce à la famille de Morag… qui lui enseigne l’importance d’être à l’unisson du cœur du peuple écossais, on y reviendra.
Depuis le xive siècle, les rapports de Wallace et de Bruce et les ambivalences de ce dernier face aux Anglais, sans compter son assassinat de Comyn dans une église, sont deux éléments très importants pour ceux qui ont écrit sur lui – chroniqueurs, poètes, érudits modernes… mais il fallait bien justifier son adhésion à l’indépendance en 1306. Dans les années 1370, le poème de John Barbour, sobrement intitulé The Bruce, qui a inspiré l’équipe de The Outlaw King (et celle de Robert the Bruce pour certains épisodes), met en place un certain nombre de caractéristiques du personnage et de son histoire, en lien avec une volonté didactique du poète, puisqu’il se rapproche (comme le poème de Blind Hary un siècle plus tard) du genre du miroir au prince, autrement dit un manuel didactique pour les gouvernants, tout en déclarant qu’il a composé un « romance » sur les aspects positifs de la chevalerie de Bruce. Il est particulièrement prolixe sur la bataille de Methven, les pérégrinations de Bruce après sa défaite et surtout, bien sûr, sur la bataille de Bannockburn, ce qui pose définitivement la question de savoir pourquoi Bannockburn n’est mise en scène dans aucun des deux films.
Selon Michael Penman, sur lequel je m’appuie principalement pour ce paragraphe, « Barbour a fourni à ses futurs lecteurs un réservoir de vignettes frappantes » (p. 27). Mais un siècle plus tard, il devient difficile pour certains de faire l’impasse sur son ralliement aux Anglais. D’où la trouvaille (ou peut-être l’influence d’une tradition orale) de John Bower, auteur du Scotichronicon, une chronique en latin composée dans les années 1440 : associer étroitement Wallace, qui est clairement populaire, et Bruce, le premier transmettant sa passion de l’indépendance au second, dans un dialogue imaginé après la défaite de Falkirk. Wallace traite Bruce de couard et l’exhorte à faire preuve de courage. Et selon Bower, « Avec tout cela, Robert lui-même était comme quelqu’un se réveillant d’un profond sommeil ; le pouvoir des mots de Wallace étaient tellement entrés dans son cœur qu’il n’eut plus aucune pensée pour favoriser les vues des Anglais. De ce fait, alors qu’il devenait chaque jour plus brave que ce qu’il avait été, il gardait en lui tous ces mots prononcés par son fidèle ami » (Watt, vi, p. 95-97, cité par Penman, p. 28). Toujours selon Penman, « La suggestion que Wallace a passé le flambeau à son ami Bruce, n’était pas seulement un bon moyen de passer sous silence les marques noires dans la carrière de Bruce et de justifier la déposition de Balliol ; l’essence de cet échange de Carron Shore est devenue et est restée une affirmation acceptée du nationalisme et de l’histoire populaire écossais » (p. 29). Malgré quelques critiques à l’époque moderne, globalement, l’influence de Bruce par Wallace reste un trope majeur encore au xxe siècle. Certains, à commencer par Walter Scott, connu pour son conservatisme, préfèrent clairement Bruce à Wallace – un peu trop révolutionnaire. C’est le cas, notamment, dans les Tales of a Grandfather de Scott (1827), mais aussi dans son roman Castle Dangerous (1831), où il va jusqu’à imaginer que Wallace soutenait la cause de Bruce et non de Balliol… Mais Scott est plutôt à contre-courant – aux xixe et xxe siècle, Wallace est souvent préféré à Bruce, jugé par trop aristocrate, comme icône pour les revendications sur les réformes électorales et, plus tard, à celles sur l’autonomie, puis l’indépendance, j’y reviendrai dans la troisième partie. Bruce reste toutefois un personnage majeur – on le voit encore aujourd’hui avec tout de même deux films en deux ans. Et l’historienne et romancière Agnes MacKenzie Lewis, dans son roman à succès Apprentice Majesty publié en 1944, dédouane Bruce, qui aurait agi sur l’ordre de son père ; c’est exactement ce que l’on voit dans Braveheart et Outlaw King – et dans le premier, la lèpre du père, maladie généralement associée au mal, renforce cette impression d’emprise du père sur le fils.
Dans Braveheart, cette histoire des rapports entre les deux héros est un des thèmes importants de la seconde partie du film – Bruce y est d’ailleurs beaucoup plus présent et c’est aussi son « histoire » qui est racontée. Ils ont une longue conversation à deux reprises : la première fois, après la victoire de Stirling, pendant un conseil des nobles houleux, Wallace encourage clairement Bruce à se placer au-dessus des nobles, pour son peuple (1h35mn) :
Bruce : « Je te comprends. Mais ils ont des terres, des châteaux. Ils risquent gros.
Wallace : Et le manant blessé au combat, risque-t-il moins ?
Bruce : Non. Ce pays n’a aucune conscience nationale. Les nobles font allégeance à l’Angleterre. Les clans se font la guerre. Avec des ennemis des deux côtés de la frontière, tu es mort.
Wallace : On meurt tous. Mais comment, et pourquoi ?
Bruce : Je ne suis pas un lâche. Je suis avec toi. Mais on a besoin des nobles.
Wallace : Besoin d’eux ? Les nobles… Que veut dire “être noble” ? Ton titre te donne droit au trône. Les hommes ne suivent pas les titres, mais le courage. Le peuple te connaît. Nobles et roturiers te respectent. Et si tu les mènes à la liberté, ils te suivront. Moi aussi ».
Dans un sens donc, Wallace convie Bruce à vraiment rejoindre le peuple puisque par la faute des nobles, « ce pays n’a aucune conscience nationale ». Quelques temps plus tard, avant la bataille de Falkirk, Wallace va jusqu’à supplier Bruce (1h57mn) :
Bruce : « Tu as fait plus que nul n’osait rêver. Mais un combat aussi douteux, c’est de la rage, pas du courage.
Wallace : C’est bien plus. Aidez-moi. Au nom du Christ, aidez-vous vous-même. Nous avons une chance ! Unis, nous pouvons vaincre. Alors, nous aurons une chance nouvelle. Un pays à nous. Tu es le chef légitime. Il y a de la force en toi. Je le vois. Unis-nous. Unis-nous. Unis les clans ».
S’ensuit une poignée de main virile… sauf que Bruce est finalement circonvenu par son père et se bat à Falkirk – c’est le chevalier masqué, motif courant s’il en est. Toutefois, il sauve Wallace mais quand ce dernier le reconnaît, il pleure… Et Bruce se révolte enfin contre son père (2h13mn) :
Bruce père : « Fils, nous devons nous allier à l’Angleterre pour régner. Tu as accompli cela. Tu as sauvé ta famille, agrandi ton domaine. Un jour, tu auras tout le pouvoir en Écosse.
Bruce fils : Terres, titres, hommes, pouvoir… rien. Je n’ai rien. Les hommes combattent pour moi parce que sinon, je les chasse et j’affame leurs familles. Ces hommes, dont le sang a rougi le sol de Falkirk. Ils se sont battus pour William Wallace, qui se bat pour ce que je n’ai jamais eu ! Je le lui ai pris en le trahissant, je l’ai vu sur son visage, sur le champ de bataille ! Et ça me déchire.
Bruce père : Tous les hommes trahissent, perdent courage.
Bruce fils : Je ne veux pas. Je veux croire comme lui [larmes]. Je ne serai plus jamais du mauvais côté ».
On remarquera le côté lacrymal dans ces scènes – même les hommes virils peuvent pleurer.
Dans The Outlaw King, les allusions sont discrètes, mais significatives. Il est fait référence de manière louangeuse à Wallace dans les intertitres de l’ouverture – il est encore en fuite au début du film – ; surtout, c’est la vision par Bruce d’un bras de Wallace pendu à Berwick qui déclenche sa décision de se rebeller, mais aussi, il faut le souligner, la manière dont les habitants de la ville sont traités par les soldats anglais – d’autant que son père vient opportunément de mourir et ne peut plus rien dire… Enfin, lors de la rencontre entre Bruce et son ennemi Comyn dans l’église, ce dernier évoque Wallace dans des termes critiques. C’est une des choses qui fâche Bruce, si l’on peut dire, qui tue Comyn. Mais c’est à peu près tout. Le héros est bien Robert Bruce, même si dans la scène de couronnement, la seule des trois films – Bruce s’exclame que la couronne qu’il porte est le symbole qu’il est le serviteur du peuple (sous-entendu, pas des nobles). Cette proximité est d’ailleurs rappelé plus loin, lors du creusement des tranchées avant Loudoun Hill, auquel il participe comme tout le monde.
Dans Robert the Bruce, enfin, Wallace apparaît aussi dans les intertitres d’ouverture – il y est écrit que la flamme de Bruce vient de son combat auprès du rebelle. Mais dans cet entre-temps qui ne correspond pas à la chronologie établie, Bruce, montré comme un vieux roi fatigué, ne se sent pas à la hauteur de Wallace – au début du film et donc 6 ans avant le déroulement de ce dernier, les paroles de son ennemi Comyn lorsqu’ils se rencontrent dans l’église (et ici, ce n’est pas Bruce le coupable – il est en position de légitime défense) sont pleines de dérision à ce sujet et donnent le ton à la culpabilité de Bruce d’avoir échoué » (2 mn) :
« Vous avez encore cette lueur de guerrier dans les yeux. Vous devez vraiment apprendre à contrôler votre tempérament. Il causera votre perte […]. Je vous observe. Vous voulez la seule chose que vous ne pouvez pas avoir : être William Wallace. Être aimé comme il l’était, brave comme lui. Être libre comme lui. Quel désir misérable de votre part ! Comme cela doit vous ronger les entrailles. C’est ce que vous voulez ? Maintenant ? Vous jeter sur mon épée et mourir aujourd’hui ? Pour être l’espace d’un instant un pâle reflet de l’homme que William Wallace était ? »
Toutefois, Bruce se relève en tant que Bruce grâce aux bons soins de sa famille d’accueil, mais aussi en vertu d’une prophétie qui lie d’ailleurs le roi et le plus jeune de la famille, Scott, et que l’on entend à deux reprises, la première au fond de sa caverne alors que Bruce regarde une araignée tissant sa toile, légende inventée par Walter Scott (elle circulait, mais était jusque-là attribuée à James Douglas) ; et la seconde par la voix du garçon, dans un rêve provoqué par la fièvre : « La toile de l’araignée… elle doit être tissée. Le voyage de l’âme égarée doit être gagné. Les trésors du roi doivent être oubliés. Le chant de la justice doit être chanté ». Le côté merveilleux ainsi donné au film est renforcé par la présence d’une femme qui est un peu sorcière et qui a également eu un rêve prémonitoire – assombri parce que la réalisation de la prophétie, autrement dit la victoire de Bruce, est liée à la mort du jeune Scott.
d. Ces Anglais si cruels
Les Anglais, menés par Édouard Ier et son fils, sont fondamentalement représentés comme des envahisseurs et des oppresseurs, sauf dans Robert the Bruce où ils n’apparaissent pas une seule fois – les seuls « méchants » sont des Écossais, ralliés aux Anglais essentiellement à cause de leur cupidité et, accessoirement pour se venger. C’est le cas de l’oncle de Scott, qui finit par attaquer sa propre famille. Mais revenons aux Anglais. Dans Braveheart et The Outlaw King, le roi anglais et son fils sont présentés comme des modèles de cruauté. Au début de Braveheart, insulte suprême, Édouard Ier est traité de païen par la voix off (ce qui ne sera pas sans incidence sur sa réception, on le verra plus loin). Il est retors, machiavélique, et laisse ses soldats commettre les pires méfaits, particulièrement en lien avec le « droit de cuissage », une pure invention, je le rappelle, qui banalise le viol et constitue un des moteurs du scénario – si Wallace et Mauron se marient secrètement, c’est bien à cause de cette pratique et cette dernière est assassinée pour avoir tenté d’échapper à une tentative de viol par plusieurs soldats. Les Anglais incarnent donc les stéréotypes des mauvais soldats – cruels, violeurs, pilleurs… Dans The Outlaw King, Édouard Ier est aussi très machiavélique, mais de manière un peu différente – les abus sexuels, notamment sont moins présents. Mais les exécutions, notamment celle d’un des frères de Bruce, sont aussi sanglantes et cruelles. De plus, ce roi orgueilleux bombe le torse avec une énorme catapulte au début du film, le jour de la reddition des nobles écossais… Mais on s’aperçoit rapidement qu’il est vieux et que l’on évolue dans une atmosphère de fin de règne…
Dans les deux films, Édouard Ier méprise son fils incompétent (ce qui n’était pas faux – il est d’ailleurs déposé en 1327). Dans Braveheart, il est représenté de manière pour le moins très efféminé. Dans The Outlaw King, Édouard II n’est pas particulièrement efféminé – mais il est orgueilleux et impétueux, et tout aussi incompétent finalement – dès le début du film, il est battu par Bruce dans un duel – ce qui donne le ton.
Cela dit, la puissance anglaise est alors manifeste, d’où les tactiques adoptées par les Écossais…
e. La liberté du chardon
Certes, il y a des combats dans les trois films, et des scènes de batailles dans les deux premiers, particulièrement sanglantes. Robert the Bruce pose un cas particulier puisque la « bataille » finale de la famille contre l’oncle n’oppose qu’une vingtaine de personne en tout, ce qui n’empêche pas qu’elle soit violente, mais peut-être plus du fait que des enfants y participent. En tout cas, c’est clairement une métaphore de Bannockburn Je ne m’attarderai pas cependant sur ce point, sauf par l’angle des discours pré-batailles que j’envisagerai plus loin. On peut tout de même rappeler un paradoxe : la bataille la plus célèbre, celle de Bannockburn, n’apparaît pas dans les deux films sur Bruce. Si cela s’explique, on l’a vu, dans le film de 2019, ce choix laisse un peu perplexe pour The Outlaw King et j’avoue que je n’ai pas trouvé la réponse.
En revanche, la guérilla est centrale dans la manière de combattre des Écossais face aux Anglais – et pour le coup, c’est historiquement démontré, on l’a vu. Cela reflète l’idée que, je cite Miguel Benasayag dans le Dictionnaire de la violence :
« Dans la majeure partie des cas, la “guerre de guérilla” est menée par les combattants d’une force irrégulière au service d’un projet de rébellion ou de résistance. Elle est par là même, objectivement ou subjectivement assimilée à tout ou partie du peuple résistant et combattant un ordre établi, une armée d’occupation ou l’armée d’un régime totalitaire » (p. 561).
Dans Braveheart et The Outlaw King, cette résistance est symbolisée par l’apparition du chardon, symbole de l’Écosse depuis le xiiie siècle selon certaines légendes.
Dans Braveheart, le chardon apparaît très tôt, alors que Wallace est enfant : à l’enterrement de son père, il se voit offrir un chardon par Mauron… et il pleure… Dans The Outlaw king, Bruce offre un chardon à sa nouvelle femme, Elizabeth de Burgh, une manière peut-être de montrer que cette dernière, qui est dans le film la filleule d’Édouard Ier, va prendre le parti de son mari. Et le dit chardon se retrouve dans l’inévitable scène d’amour, ainsi qu’à la fin du film, lorsqu’ils se retrouvent. On notera que dans les deux cas, le chardon est associé à une figure féminine. Mais il symbolise aussi le piquant des Écossais et leur capacité en matière de guérilla, caractérisée principalement par la mobilité et la surprise.
Dans Braveheart, cela est résumé en une courte phrase par un compagnon de Wallace : « Hit, run, hide. The Highland way » – c’est traduit en français par « à l’écossaise », mais c’est bien « Highland » qui est prononcé… Dans The Oultaw King, Bruce développe quelque peu. Tout d’abord, après avoir appris la capture de sa femme et de sa fille et l’assassinat de son frère, en repartant de l’île des Highlands, il s’exclame : « No more chevalry. Now, we fight like wolves ». Un peu plus tard, après avoir brûlé son propre château, il précise un peu : « C’est comme ça qu’on fait. On voyage furtivement. On frappe sans prévenir. On reprend le pays, château par château, les détruisant en avançant ». Et James Douglas de lui répondre : « Ce n’est pas exactement chevaleresque mais j’aime bien… ».
Cet abandon de la « chevalerie » ne fait sens que pour un chevalier, mais on a vu à quel point cette représentation était problématique, et ce d’autant plus si on rajoute les Highlanders présents dans l’armée de Bruce. Dans The Outlaw King, s’ensuivent de fait, plusieurs scènes de reprise de châteaux – notamment celui de Douglas – brûlés, au moins en partie étant donné qu’ils sont tous en pierre. Et la pitié n’est pas de mise avec les Anglais – là encore, la violence est soutenue. Il n’empêche que le soutien « populaire » ne cesse d’augmenter. Mais il va pourtant falloir se résoudre à affronter l’ennemi en terrain ouvert, d’autant que Bruce après tout, se revendique comme le roi légitime de l’Écosse… alors que les forces en présences sont disproportionnées en faveur des Anglais – mais, à l’exception de Falkirk dans Braveheart, les Écossais mettent en place des stratégies qui vont fonctionner, notamment celle qui consiste à utiliser de grandes piques pour désarçonner la cavalerie. Or, dans les trois films, le héros fait un discours avant la bataille, et leur comparaison est fructueuse.
Braveheart (1h17mn)
Wallace avant Stirling
– Je suis William Wallace. Et je vois toute une armée de mes compagnons défier la tyrannie. Vous combattez en hommes libres. Que feriez-vous sans la liberté. Vous vous battrez ?
– Non. On se sauve ! Et on vit.
– Bien. Battez-vous, vous mourrez peut-être. Sauvez-vous, vous vivrez quelques temps. Sur votre lit de mort… dans bien des années, échangeriez-vous tous les jours à venir après celui-ci pour une chance, juste une chance de revenir ici dire à nos ennemis qu’ils peuvent prendre nos vies, mais jamais notre liberté !
The Outlaw King (1h40mn)
Bruce avant Loudoun Hill
Je pourrais parler de Dieu, mais il n’a pas de place là où nous allons. Je pourrais parler de l’honneur. Je vous connais tous en tant qu’hommes mais aujourd’hui… aujourd’hui, nous sommes des bêtes. Si vous vous battez pour Dieu, l’honneur, le pays, la famille ou pour vous-mêmes, peu m’importe, tant que vous vous battez !
Robert the Bruce (1h32 mn)
Bruce avant la « bataille »
Vous m’avez changé. Vous avez changé le roi que je serai, la terre sur laquelle nous vivrons. Si nous devons combattre, certains d’entre nous pourraient ne pas voir le coucher du soleil. Mais sachez que, maintenant, je vois dans vos yeux ce que peut être l’Écosse. Vous avez ressenti sa peur et sa rage. Vous avez entendu le rugissement de son âme. Vous avez essuyé ses larmes, assez versé son sang et avez touché la peau froide et cruelle de sa mort. Nous avons connu l’Écosse faible, sous l’emprise d’une main puissante. Et maintenant, nous la libérerons. Mérite-t-elle ce combat ?
Dans de nombreux films anglophones comportant des discours pré-bataille, l’influence initiale est celle du discours d’Henri V avant Azincourt dans la pièce éponyme de Shakespeare – la différence majeure étant qu’Henri V ne s’adresse pas directement à son armée, mais à ses chefs. Il est tellement célèbre qu’il est repris intégralement dans les adaptations de la pièce, par exemple dans la série The Hollow Crown, adaptation récentes des deux tétralogies historiques de Shakespeare. Le discours porte principalement sur la question de l’honneur, mais pas seulement pour Henri lui-même, comme le suggère la fin:
De ce jour à la fin du monde, sans que soit évoqué
Notre souvenir, celui d’un petit nombre,
D’un heureux petit nombre, d’une bande de frères,
Car celui qui aujourd’hui verse avec moi son sang
Sera mon frère ; si basse soit sa condition,
Cette journée l’anoblira. Et des gentilshommes
À présent couchés dans leur lit en Angleterre
S’estimeront maudits d’avoir été absents,
Et se sentiront humiliés tant que parlera
Quiconque aura combattu avec nous à la Saint-Crépin
(Shakespeare, Henry V, V, 4, 58-67)
La question de la fraternité d’armes, de même que celle du sacrifice, est ici essentielle et cela apparaît à des degrés divers dans les trois discours.
Mais ces derniers possèdent des différences marquées : pour Wallace dans Braveheart, il s’agit de vaincre la tyrannie et de gagner la liberté ; pour le Bruce de The Outlaw King, l’accent est mis sur la « sauvagerie » : il faut se battre comme des bêtes, ce qui renvoie aux considérations évoquées plus haut sur la manière de faire la guerre face à une armée sans merci – la bataille qui suit est particulièrement sanglante, les dernières images insistant d’ailleurs sur le sacrifice des hommes de Bruce pour la liberté et pour sa couronne (le jeune homme à qui il l’avait confié meurt dans ses bras) ; dans Robert the Bruce enfin, l’accent est mis sur le « peuple » (en l’occurrence une famille de cinq personnes…) sur le fait qu’il a enfin compris ce que représentait l’Écosse – un pays, certes, mais avant tout des femmes et des hommes. Et les intertitres de la fin en rajoutent:
Grâce au sacrifice de milliers de familles écossaises, Robert the Bruce a uni la nation en gagnant une bataille décisive à Bannockburn. Il a poussé l’armée anglaise hors d’Écosse. / Après trente ans de combat, l’Angleterre a reconnu l’indépendance de l’Écosse et le statut incontestable de Robert en tant que roi d’Écosse. Sous son règne, l’Écosse a prospéré. / Lorsqu’il était roi, Bruce n’a jamais possédé de château. Il vivait parmi les soldats et les familles de ceux avec qui il s’était battu.
Contrairement à ce que disait son ennemi Comyn au début du film, il semble avoir finalement dépassé Wallace…
3. Appropriations et récupérations
Ces trois films ont été plus ou moins récupérés aux plans économiques (en particulier le tourisme) et surtout politiques, bien sûr, en lien avec le nationalisme écossais, qui a la particularité d’être un nationalisme plutôt positionné à gauche – mais l’extrême-droite n’est jamais bien loin.
a. Les enjeux du ciné-tourisme
Le tourisme est un enjeu important en Écosse ; même s’il ne représente que 3% du PIB, les sommes brassées sont importantes – et les politiques s’y intéressent donc forcément. Mais cet intérêt a été considérablement renforcé par Braveheart. Tout commence au moment du tournage : en raison de taxes trop élevées et de conditions d’accès à certains lieux rendus difficiles par l’administration, l’équipe décide de tourner une partie du film en Irlande, alors plus souple.
Monument de Wallace à Stirling
Mais devant le succès du film, le conservateur Michael Forsith, élu à Stirling où se trouve déjà un énorme monument érigé au xixe siècle en l’honneur de Wallace, se découvre une fibre écossaise et créé le Scottish Green, institution regroupant les structures existantes mais dispersées, et dotée de subventions importantes – pour attirer les équipes de production, mais aussi pour développer le ciné-tourisme. Le filon est fructueux et n’a cessé de s’élargir depuis les années 1900 et plus encore à partir des années 2000. Les productions audio-visuelles (documentaires, films, séries) seraient aujourd’hui le deuxième facteur du choix de destination des touristes.
L’Écosse l’a bien compris et Braveheart a constitué un catalyseur majeur. Comme en Nouvelle-Zélande pour le Seigneur des Anneaux ou l’Irlande du Nord pour Game of Thrones, on trouve des circuits autour de Braveheart bien sûr, mais aussi autour de The Outlaw King, tourné presqu’intégralement en Écosse, ce qui a bien été mis en exergue dans les campagnes de promotion. Ce type de tourisme vise aussi, bien sûr, à valoriser l’heritage du pays considéré, ce qui vaut à peu près à notre notion de patrimoine, qui représente, selon Colin McArthur, « une activité dans laquelle […] la Grande-Bretagne excelle » (p. 132). Mais cela soulève aussi la question de l’identité écossaise – et l’on va voir que cela a aussi produit des récupérations pour le moins malheureuses – mais il faut remettre cette question en contexte, avec la montée de l’indépendantisme écossais à partir de la seconde moitié du xxe siècle.
b. Autonomie ou indépendance ?
Chronologie de la période contemporaine
- 1707 : Acte d’Union entre l’Écosse et l’Angleterre.
- 1930-1850s : Campagnes pour le Home Rule.
- 1934 : Fondation du Scottish National Party (SNP)
- 1967 : Première victoire électorale du SNP.
- 1974 : Victoire des travaillistes mais le SNP recueille de nombreux sièges et fait campagne pour la devolution.
- 1979 : Premier référendum sur la devolution. Le « oui » l’emporte, mais le nombre d’inscrits étant insuffisant, il est invalidé. Victoire des conservateurs aux élections générales, arrivée de Thatcher.
- Années 1980 : Campagnes diverses pour la devolution.
- 1997 : Victoire des travaillistes aux élections générales, arrivée de Tony Blair.
- 1997, septembre : Second référendum sur la devolution. Le « oui » l’emporte nettement.
- 1998 : Scotland Act et institution du parlement écossais.
- 2007 : Victoire du SNP aux élections ; il propose un référendum sur l’indépendance, contre les autres partis.
- 2011 : Victoire encore plus large du SNP.
- 2012 : Accords d’Édimbourg : le gouvernement britannique accepter l’organisation d’un référendum.
- 2014, septembre : Référendum sur l’indépendance. Le « non » l’emporte avec 55% des voix, mais la devolution est élargie.
- 2016, juin : Référendum sur le Brexit : le « oui » l’emporte à 51,9%, mais 62% des Écossais ont voté non. Le SNP demande un nouveau référendum d’autodétermination.
- 2019 : Victoire écrasante du SNP aux élections, mais le premier ministre britannique, Boris Johnson, refuse le référendum.
- 2020 : Le Brexit est effectif. L’UK Internal Market Act restreint les pouvoirs du parlement écossais.
- 2022: La première ministre écossaise, Nicole Sturgeon, demande à nouveau la tenue d’un référendum, mais il est à nouveau refusé.
Rappelons tout d’abord que l’acte d’union de 1707 entre l’Angleterre et l’Écosse ne s’est pas fait sous la contrainte. Au xviiie, et surtout au xixe siècle, l’Écosse tire des bénéfices considérable de l’empire britannique, véritable eldorado pour ses habitants. Le pays se développe également rapidement sur le plan industriel. Dès le milieu du xixe siècle, toutefois, quelques voix s’élèvent en faveur d’une plus grande autonomie de l’Écosse – le Home Rule. Mais cela reste très minoritaire, et ce n’est qu’à partir des années 1930 qu’un nationalisme se développe, en lien avec les difficultés croissantes de l’empire et de la montée générale des nationalismes en Europe. Le Scottish National Party est fondé en 1934, réunissant plusieurs organismes. Si le SNP et les autres nationalistes sont plutôt réactionnaires dans un premier temps – et sont davantage pour l’autonomie que pour l’indépendance – une vrai rupture survient dans les années 1960, surtout après une première victoire électorale partielle en 1967. Selon Fabien Jeannier, depuis lors:
« Le nationalisme écossais actuel n’est en effet pas d’essence identitaire. Il ne se caractérise plus par la promotion d’une quelconque préférence nationale par rapport à des communautés étrangères ou d’origine étrangère. […]. Il ne repose pas non plus sur des critères linguistiques ou religieux, mais il est l’affirmation d’une spécificité politique, économique et sociale. Le nationalisme politique écossais défend la vision d’une Écosse “prospère, juste, inclusive et innovante”, attachée aux services publics et opposée aux politiques d’austérité des gouvernements britanniques » (Jeannier 2018).
On pourrait tout de même ajouter à cela la dimension culturelle, même si elle n’est jamais loin du politique.
Jeannier y voit en tout cas un lien avec le déclin économique et social du pays à cette période, dans le contexte de l’érosion de l’État-Providence britannique, qui plonge de nombreux Écossais dans la pauvreté. En tout cas, le SNP ne cesse de monter : aux élections de 1974, ils remportent de nombreux sièges, même si les travaillistes l’emportent in fine. Cela les pousse à demander un référendum sur la dévolution des pouvoirs – ce qui impliquerait la création d’un parlement écossais aux pouvoirs élargis. Un référendum est en effet organisé en 1979 mais, si le « oui » l’emporte, le nombre d’inscrits est insuffisant et le résultat est invalidé. Sous le gouvernement Thatcher, qui ne veut pas entendre parler d’autonomie ni en Écosse, ni ailleurs (voir la guerre civile en Irlande du Nord), les armes intellectuelles sont affutées, avec par exemple le Claim of Rights for Scotland, publié en 1988 sous la houlette de la Scottish Campaign Assembly, rassemblant des membres du SNP mais aussi d’autres partis, associations et mouvances diverses. Si un certain consensus se fait sur la dévolution des pouvoirs, la question de l’indépendance divise davantage, mais le SNP est alors clairement devenu un parti indépendantiste.
Ce n’est finalement qu’en 1997, avec l’arrivée au pouvoir des travaillistes et de Tony Blair qu’a lieu le véritable tournant : un second référendum est organisé en septembre (de même qu’au pays de Galles et alors que les négociations en Irlande du Nord ont repris). Cette fois, la participation est largement suffisante (71%) et le « oui » l’emporte largement. Le Scotland Act de 1998 acte la chose et créée le Parlement écossais. Ce sont « Les politiques économiques et sociales spécifiques à l’Écosse, soit la santé, l’éducation, l’environnement, la justice, le logement, certains transports, la ville, la pêche, l’agriculture, etc., [qui] sont donc dévolues au Parlement écossais » (Jeannier 2018). Depuis, les compétences du parlement écossais n’ont d’ailleurs cessé de s’élargir, généralement sous la pression.
Car le SNP, qui ne cesse de monter et devient le premier parti de gouvernement écossais en 2007 – victoire confortée en 2011 –, abat alors ses cartes et propose cette fois un référendum sur l’indépendance de l’Écosse, qui a lieu le 18 septembre 2014, après une intensive campagne… mais les espoirs du SNP sont douchés : le « non » l’emporte avec 55,3% des voix. Les nationalistes n’ont cependant pas tout perdu car les partis positionnés contre (travaillistes, libéraux, conservateurs) ont promis un nouvel élargissement de l’autonomie écossaise. Mais l’indépendance semble être enterrée pour un moment… sauf que, entre-temps, il y a eu le Brexit. Or, lors du référendum du 3 juin 2016, si les Anglais et les Gallois votent pour la sortie de l’Union européenne, les Irlandais du Nord, et surtout les Écossais, votent largement contre (62% de « non »). Le SNP demande rapidement la tenue d’un second référendum d’autodétermination mais, malgré sa victoire écrasante aux élections de 2019, le premier ministre anglais d’alors, Boris Johnson, la refuse tout net. Pire encore, en 2020, lorsque le Brexit devient effectif, le gouvernement britannique fait passer l’UK Internal Market Act qui restreint les pouvoirs dévolus au parlement écossais. Malgré les pressions du SNP (même s’il a connu des difficultés ces derniers temps avec la démission de Nicole Sturgeon début 2023 et une défaite électorale en 2024), la situation est pour l’instant bloquée.
c. Braveheart, un film “proto-fasciste” ?
Braveheart sort dans le contexte des années 1990. Malgré les polémiques, notamment sur la question de la xénophobie envers les Anglais et sur l’homophobie, le film est immédiatement récupéré par le SNP : dans son discours final de la conférence annuelle du parti de 1995, Alex Salmond, son dirigeant d’alors, fait référence au discours de Wallace avant la bataille de Stirling ! Et dans les mois qui suivent la sortie du film, le SNP explose dans les sondages. Le problème, et je suis ici Colin McArthur qui, il l’assume, a écrit un livre pour le moins critique du film mais de manière très argumentée, le problème donc, est que Braveheart a aussi été récupéré par des « groupes nationalistes celtiques, allant du républicanisme au proto-fascisme » – voici comment il caractérise leurs points communs :
« Ils sont unis dans certaines croyances qui se listent comme une glose de l’inconscient discursif écossais : l’Écosse est un pays celtique qui devrait être libéré du gouvernement anglais ; les Écossais d’aujourd’hui ont perdu le contact avec l’affirmation des celticistes d’une tradition écossaise particulière de résistance à l’oppression ; la “vraie nature” de l’Écosse, matériellement et culturellement, se situe dans les Highlands ; et l’Écosse a été trahie par les académiques en général, et ses historiens en particuliers, vus comme des apologistes veules du statu quo politique dans le Royaume-Uni. Braveheart était clairement un don du ciel pour de tels groupes » (McArthur 2004, p. 128).
On voit d’emblée ce qui a pu les attirer dans Braveheart. Selon McArthur, « l’inconscient discursif écossais » est « un ensemble d’images et d’histoires sur l’Écosse [vue] comme un paysage des Highlands de lochs, de brumes et de châteaux habités par des jeunes filles féériques et des hommes en kilt qui peuvent à la fois être guerriers et sensibles – ce qui sert à signifier internationalement la “Scottishness” » (p. 6). Cette vision n’est selon lui pas forcément négative, mais elle sous-tend cependant une série de clichés, particulièrement dans le cinéma hollywoodien, dont un certain nombre ont déjà été évoqués dans cet exposé. Et elle fait le lit de l’appropriation par l’extrême-droite. L’essentiel de ces formations est généralement resté au stade groupusculaire, à l’exception peut-être du Wallace Clan Trust, mais la récupération ne s’arrête pas là et franchit rapidement les frontières : le film est par exemple repris en Italie par la Ligue du Nord et son chef de l’époque, Umberto Bossi.
Mais le pays le plus touché, sans surprise, ce sont les États-Unis. Les suprémacistes blancs, KKK compris, se l’approprient et en font quasiment une mythologie. Cela est d’autant plus aisé que l’Écosse médiévale en général est un objet de fantasmes des suprémacistes (voir l’inconscient discursif mentionné à l’instant). Selon McArthur, le film est en partie à l’origine de cette appropriation et il le qualifie même de « proto-fasciste » – en soulignant toutefois que cela surgit de manière généralement inconsciente : c’est le film qu’il démonte, pas l’équipe de production. Pour appuyer son propos, il emprunte notamment à la réflexion d’Umberto Eco sur l’« Ur-fascisme », présentée pour la première fois dans un discours prononcé en 1995 à New York, et qui reste d’une actualité brûlante. Eco définit ce dernier comme « le fascisme primitif et éternel » et énumère 14 caractéristiques majeures:
1. « Le culte de la tradition», qui a pour conséquence l’impossibilité de l’avancée du savoir.
2. « Le refus du modernisme» ; « l’Ur-fascisme peut-être défini comme un irrationalisme ».
3. « Le culte de l’action pour l’action», d’où le fait que « la culture est suspecte ».
4. « Le désaccord est trahison».
5. L’exploitation et l’exacerbation de « la naturelle peur de la différence».
6. « L’appel aux classes moyennes frustrées».
7. Le « nationalisme» associé à « l’obsession du complot ».
8. « Les ennemis sont à la fois trop forts et trop faibles».
9. « La vie est une guerre permanente» mais la bataille finale est inévitable et ouvrira un Âge d’or.
10. « Le mépris pour les faibles», mais « sentiment d’un élitisme de masse ».
11. Le « culte de l’héroïsme, étroitement lié au culte de la mort».
12. Le « machisme (impliquant le mépris pour les femmes et la condamnation intolérante de mœurs sexuelles non conformistes, de la chasteté à l’homosexualité ».
13. Un « populisme qualitatif » qui doit « s’opposer aux gouvernements parlementaires “putrides”» ; mais « le peuple n’est plus qu’une fiction théâtrale ».
14. « L’Ur-fascisme parle la “novlangue”», une langue pauvre et simplifiée.
(Eco 2017)
McArthur relève un certain nombre d’éléments qui pourraient suggérer ce proto-fascisme supposé de Braveheart : la virilité, le sexisme, la xénophobie, etc. mais aussi la question de l’héroïsme et son sentiment de dépassement, associé au culte de la mort. Or, Wallace meurt en martyr – et c’est encore mieux en fait. McArthur se veut délibérément provoquant et le terme est peut-être un peu fort, mais il n’en reste pas moins que la récupération par l’extrême-droite, particulièrement celle du sud des États-Unis, a été massive. Et elle a continué bien après la date de la sortie du livre de McArthur et s’est même élargie depuis, particulièrement aux évangélistes blancs, qui voient entre autres Braveheart comme un film où les Chrétiens se battent contre les païens – et l’on a vu qu’Édouard Ier est qualifié de païen dans l’ouverture du film, ce qui est évidemment un contresens absolu… En 2019, par exemple, le centre Falkirk (et non Stirling – pourquoi donner un nom d’une défaite et pas celui d’une victoire ?) de l’Université de la Liberté de Virginie devient le QG des évangélistes trumpistes. Et Trump lui-même apparaît en Braveheart sur une pancarte d’une manifestation en 2020. Étant donné les enjeux politiques actuels, et pas seulement en Écosse, on le voit, il me paraît urgent de décortiquer ce genre de récupération. Mais pour les deux autres films, les choses ne sont pas aussi évidentes…
d. Bruce, le Brexit et le nationalisme écossais
À ma connaissance, il n’y a pas eu de récupération des deux films sur Bruce par l’extrême-droite, d’où qu’elle soit. Mais cela n’empêche pas une réflexion sur leurs liens avec l’arrière-plan politique, en particulier le traumatisme du Brexit pour les Écossais.
Les débats sur The Outlaw King ont principalement porté sur le rapport au passé et à l’histoire. David McKenzie, le réalisateur, a affirmé avoir voulu se démarquer de Braveheart :
« Braveheart a été fait il y a 20 ans et avait une certaine perspective ; si vous le regardez maintenant, vous pourriez être bien embarrassé par des trucs de sang et de souillures à cette époque. Ce n’est pas quelque chose dont je sois désespérément fan – pour tenter même une tentative de comparaison » (propos tenus dans The Hollywood Reporter, reportés par Pat Kane dans son article dans The National).
Cela explique sans doute l’insistance sur l’« exactitude historique » du film, afin de donner une vision de l’Écosse médiévale un peu moins caricaturale – l’auteur Alistair Heather affirme même que le film est surtout destiné aux Écossais pour leur montrer une vision plus « exacte » de leur histoire. Par ailleurs, McKenzie a vigoureusement démenti toute coïncidence entre la production de son film et le vote sur le Brexit. Néanmoins, il est tout de même difficile de ne pas penser à cet arrière-plan. Pat Kane, qui a envisagé la dichotomie entre outlaw et king (apparemment, il y aurait eu un slash entre les deux mots dans le titre original), souligne par exemple que :
« Cela pointe vers un esprit essayant de comprendre comment tout ce tranchage et cette découpe en dés pourraient apporter un état en paix, à la fois personnellement et collectivement. Et quelles sortes de personnes déformées sont laissées à la fin d’un tel processus. C’est juste un film, bien sûr […]. Mais l’art, s’il est suffisamment bon et complexe, peut nous aider à contempler à la fois nos plus profonds désirs, et les moyens par lesquels nous pouvons les réaliser. Le slash dans Outlaw/King va droit au fond de nombreux Écossais » (Kane 2018).
Bref, selon lui, le film peut faire réfléchir les Écossais qui désirent l’indépendance – sachant que la violence présente dans ce film n’est pas un moyen de résolution possible.
Quant à Robert the Bruce, présenté en avant-première au festival d’Édimbourg le 23 juin, date anniversaire de la bataille de Bannockburn (ce qui n’est certainement pas innocent), il est soutenu par le SNP lors de sa sortie. En effet, l’acteur et producteur Angus MacFayden était confronté à un refus d’une société de distribution, Cineworld, de diffuser son film. Il lance alors une pétition et recueille plus de 5000 signatures. Surtout, il est soutenu par Alex Salmond, l’ancien chef du SNP, ainsi que par une autre députée de ce dernier. Et MacFayden lui-même a clairement dit qu’il était indépendantiste et que son film était aussi destiné, dans le contexte du Brexit, à montrer les ravages des rivalités internes face à la cause de l’indépendance. On ne peut donc vraiment parler de récupération dans ce cas précis – l’impulsion politique étant assumée par l’équipe. Toutefois, il me semble – mais ce n’est qu’une hypothèse – que la manière dont Bruce est représenté, avec ses doutes et son expérience auprès de la famille de Morag, en particulier comme « proche du peuple », bien plus que dans The Outlaw King, on l’a vu, incarne cette fibre sociale du nationalisme écossais telle qu’on l’a défini plus haut. En ce sens, cela peut aussi constituer une forme de résistance au Brexit…
Conclusion
Ces trois films pour une même histoire, celle des guerres d’indépendance anglo-écossaises au tournant des xiiie et xive siècle, soulèvent donc de nombreuses questions – sur la légitimité de la résistance et celle de la violence qui va souvent avec, sur le nationalisme et les stéréotypes, et sur le rapport à l’histoire, en lien avec le passé au sens que lui donne Gil Bartholeyns dans son article « Le passé sans histoire » de « catégorie esthétique et dramatique à part entière ». Et ils nous interrogent sur la représentation du passé « médiéval » toujours réinventé à des fins de divertissement, bien sûr, mais aussi à des fins de réflexion, notamment politique, dans une société en crise. Le problème est que ce passé « médiéval » est parfois largement récupéré par les divers courants d’extrême-droite. Ce n’est certes pas nouveau, mais ce n’est pas une raison pour ne pas s’en inquiéter.