Avertissement: Le texte qui suit est la restranscription de l’intervention que j’ai effectuée le 27 février 2023. Il ne s’agit donc pas d’un texte définitif.

La bibliographie est à retrouver ici

Introduction

Le choix du thème de la guerre n’est évidemment pas innocent et a été conforté à la lecture d’un article du Monde paru le 14 avril et intitulé « Entre l’Ukraine et la Russie, la bataille pour l’héritage du Seigneur des Anneaux », portant sur la récupération de l’œuvre de Tolkien par les deux côtés. Et cette récupération d’un Moyen Âge fantasmé ou « rêvé » par les belligérants, s’est accompagnée d’une récupération de l’histoire médiévale « réelle », en l’occurrence celle des Églises orthodoxes, en lien avec la fondation de la Rus à la fin du ixe siècle, qui, rappelons-le, était centrée sur Kiev. La lutte entre les Églises russes et ukrainiennes est d’une actualité toujours brulante, puisque, par exemple, la plupart des Ukrainiens ont décidé cette année de fêter le Noël le 25 décembre et non le 7 janvier, date du Noël orthodoxe.

Cette guerre, si proche de nous alors que nous avions oublié ce que c’était, comme l’a souligné encore très récemment Stéphane Audoin-Rouzeau[1], nous donne donc l’occasion de jouer les funambules pour réfléchir à un double niveau sur les usages et mésusages du Moyen Âge en tant que période historique d’une part, et sur les productions médiévalistes – ou néomédiévales, comme on voudra[2] – d’autre part, selon deux axes entrelacés.

Le premier est déjà bien étudié : il s’agit des rapports entre guerre et politique évidemment, riches d’une large réflexion. En particulier, après le 11 septembre 2001 et la diffusion du « choc des civilisations » théorisé par Samuel Huntingdon, le « néomédiévalisme » politique et guerrier portant avant tout sur la lutte entre l’Occident et Al-Quaida, a été analysé, entre autres, par Bruce Holsinger ou Tommaso di Carpegna Falconieri. Plus récemment, l’état islamique (ISIS en anglais), a également fait l’objet de travaux, par exemple ceux d’Andrew Elliott (et voir l’intervention d’Enki Baptiste dans ce séminaire). Et ce n’est sans doute pas un hasard si c’est dans les trois derniers volumes de la revue Studies in Medievalism, publiés entre 2020 et 2022, consacrés au politique, que l’on retrouve des articles portant sur divers aspects en lien avec la guerre. Certes, la guerre n’est pas seulement la continuation de la politique par d’autres moyens, comme le soutenait Clausewitz. Mais cette dernière reste, forcément, au cœur des réflexions sur la première, comme le suggère Karl Fugelso dans sa préface au premier volume des Studies sur la politique :

« Les essais de la section thématique de ce volume se concentrent sur la manière dont le médiévalisme a été manipulé par les politiciens et d’autres figures publiques pour promouvoir les intérêts de ceux qui les suivent et/ou les leurs propres » (SIM 2019, p. xiii).

En second lieu, et peut-être plus profondément encore, le conflit russo-ukrainien, dans ses avatars médiévaux et médiévalistes, repose la question de la guerre dans sa dimension anthropologique, en particulier en tant qu’elle est une forme d’essentialisation de la violence ; mais, en corollaire, l’articulation entre cette guerre et ses avatars renvoie aussi à notre fascination/révulsion face à la guerre, y compris dans la culture de masse, j’y reviendrai. Comme l’a souligné Stéphane Audoin-Rouzeau dans son essai majeur d’anthropologie historique sur la guerre moderne, et plus spécifiquement sur le combat :

« Ne pas se poser la question de notre relation à la violence de guerre nous paraît relever d’une forme de myopie suspecte » (Audoin-Rouzeau 2008, p. 16).

De fait, j’avoue avoir ressenti un certain malaise en préparant cette intervention : évoquer les usages politico-guerriers du médiévalisme est-il bien légitime face aux morts et à la destruction d’un pays, à laquelle nous assistons en direct ? Il me semble que oui, parce que l’analyse de ces phénomènes, en tant qu’ils sont reconnus et employés par les belligérants, relève aussi de la nécessité d’un questionnement sur la guerre dans un cadre scientifique. De ce fait, réfléchir à notre propre rapport à la guerre dans toutes ses manifestations, réelles et fictionnelles, de cerner notre « part d’ombre » évoquée par Audoin-Rouzeau dans un recueil d’entretien qui vient de paraître, me paraît important.

D’autant qu’il est vrai que si la récupération du Seigneur des Anneaux par les Ukrainiens et les Russes est un marqueur fort de sa popularité massive, y compris parce qu’il en devient une arme de propagande de guerre, l’omniprésence de la violence, guerrière en l’occurrence (car ce n’est bien sûr qu’un aspect de la violence en général), dans les productions médiévalistes contemporaines, notamment dans la célébrissime série Game of Thrones, sur la sellette en raison justement de son succès, va bien au-delà de la question de l’usage du Moyen Âge et des productions médiévalistes dans le cadre d’une guerre en particulier. Stéphane Audoin-Rouzeau toujours, à propos de la présence d’une « brutalité de guerre d’ordre visuel » dans les films sur les guerres modernes du xxe siècle (car à aucun moment, il n’évoque le Moyen Âge), est ici incisif :

« Ce trop plein d’ordre essentiellement visuel, à quoi le relier ? À une forme de perversion, de perversité ? À une déclinaison, parmi d’autres, de la pornographie caractéristique de nos sociétés ? À un réflexe sotériologique consistant à montrer l’extrême pour mieux l’écarter ? Ou bien à un désir de guerre qui ne peut pas se dire ? » (Audoin-Rouzeau 2008, note 71, p. 39).

Nous sommes horrifiés, avec raison, par les atrocités commises en Ukraine, mais nous délectons, par exemple, des scènes de batailles interminables dans des séries contemporaines, pour ne citer qu’elles. Je n’ai évidemment pas la réponse à la question d’Audoin-Rouzeau (même si je trouve que le terme de « pornographie » est un peu osé). Mais cela n’empêche pas d’y réfléchir, en analysant les ressorts de certaines productions médiévalistes, qu’elles soient utilisées pour de la propagande ou pour « divertir » dans le cadre d’une culture populaire.

Ce spécialiste de la « guerre moderne » n’aborde à aucun moment la guerre « médiévale ». Pourtant, Andrew Lynch, par exemple, s’est demandé si la guerre n’est pas « le visage le plus acceptable du passé médiéval, à travers ses héros-guerriers, de Roland à Henri V »[3]. Certes, Lynch insiste particulièrement sur la guerre en relation avec la chevalerie telle qu’elle a été idéalisée par les romantiques du xixe siècle, alors que la guerre médiévale n’est bien sûr pas seulement affaire de chevalerie. Mais dans ces conditions, ne peut-on aller plus loin en se demandant si la guerre n’est pas, en un sens, l’essence même du médiévalisme contemporain, en tout cas d’un certain médiévalisme noir ou obscur, issu du Moyen Âge entendu comme « lieu barbare » pour reprendre l’expression d’Umberto Eco[4] ? Florian Besson conclut ainsi sa notice sur les guerres dans le Dictionnaire du Moyen Âge imaginaire récemment paru :

« La guerre médiévale s’offre ainsi à notre regard, mi-fasciné, mi-dégoûté, comme une violence brute, primaire, devenant synonyme de boucherie brutale, dans un renversement du discours tenu au xixe siècle : le renvoi au Moyen Âge de la violence guerrière, presque sur le mode de l’exorcisme, permet dès lors de glorifier notre propre “modernité”, en oubliant le fait que nos guerres contemporaines sont infiniment plus violentes… » (Besson 2022, p. 201).

L’« exorcisme » comme défouloir ? C’est un point de départ mais qui n’explique pas tout à fait, me semble-t-il, ce « goût » pour la guerre évoqué par Audoin-Rouzeau. Et à vrai dire, je me répète, je ne prétends pas avoir la réponse à cette question qui me paraît fondamentalement anthropologique.

Certains chercheurs sont allés au bout de cette logique en critiquant la violence de productions à succès, Game of Thrones encore et surtout. Amy Kaufman est particulièrement radicale– trop à mon avis – lorsqu’elle met sur un plan pratiquement équivalent la série et la propagande de l’État islamique :

« La propagande percutante et polissée de l’État islamique renvoie non seulement à un passé médiéval imaginé, mais aussi à la même fantasy brutale, patriarcale, néo-médiévale qui occupe la scène centrale dans Game of Thrones. Les deux attirent une audience vers un monde sauvage, dans lequel les guerriers parviennent à la gloire et au pouvoir par des actes de violence abjects. Les deux insistent sur la supériorité des hommes et sur le commerce des femmes comme récompense de la brutalité (même si HBO pacifie ses spectateurs avec une critique mélangée). Les deux se revendiquent d’être authentiques et réels dans leurs descriptions du passé médiéval » (Kaufman 2016, p. 59).

Et pour faire bonne mesure, elle ajoute un troisième élément de comparaison à la fin de son article, celui de l’idéologie trumpiste.

Même si l’hyper violence de Game of Thrones peut être contestable, la comparaison avec la propagande de l’État islamique ne me paraît pas pertinente, ne fut-ce que parce que cette dernière a des effets manifestes dans le contexte d’une « vraie » guerre, alors que la série reste malgré tout dans le domaine de la fiction. Même si elle est porteuse de problèmes contemporains et d’interrogations sur la réception de cette violence, cette dernière représente un phénomène culturel et non une réalité guerrière. La propagande de l’EI allie les deux et il n’y peut y avoir d’égalité de traitement, même si des relations peuvent être établies.

Avec ces considérations préliminaires, je souhaite simplement souligner la complexité de travailler sur la thématique de la guerre et proposer quelques pistes de réflexion, concernant à la fois la propagande guerrière et la culture populaire – mais il y a évidemment des liens entre les deux puisque la première vise à cibler le plus grand nombre pour le rallier à une cause, en récupérant, entre autres, des archétypes appréciés dans la seconde.

Pour analyser de nombreux aspects d’un médiévalisme utilisé politiquement, mais de manière détourné, en particulier par les idéologies extrémistes, Andrew Elliott a forgé le concept de « médiévalisme banal » :

« Le médiévalisme n’est pas intermittent mais […] fonctionne comme une condition endémique rendue plus puissante par le fait qu’il passe sans être remarqué dans la majorité des cas » (Elliott 2017, p. 17).

Et il note un peu plus loin :

« Dans le médiévalisme banal, ce n’est pas la période elle-même qui est convoquée par le signifiant mais la lecture dominante de cette période » (ibid., p. 31, ses italiques).

Ce qui m’intéresse ici, ce n’est pas le fait que le Moyen Âge soit d’une certaine manière invisibilisé et ce faisant porteur de nombreuses dérives mais plutôt qu’il est difficile de séparer clairement le passé médiéval et son reflet déformé inscrit dans les productions contemporaines ; les usages, guerriers en particulier, sont un mélange complexe de ces différentes « couches » allant du Moyen Âge proprement dit (même si ce dernier n’est évidemment pas monolithique) aux productions les plus actuelles. L’exhaustivité est bien sûr impossible et le programme de cette année suggère l’éclectisme et la variété des approches possibles.

Je me focaliserai aujourd’hui quelques exemples qui me paraissent pertinents pour réfléchir aux questionnements précédemment mentionnés. Dans une première partie, je m’intéresserai principalement aux usages du Moyen Âge et du médiévalisme dans les guerres modernes : d’une part la première guerre mondiale, dans la mesure où elle a fait l’objet de mises en mémoires médiévalisantes majeures, dont certaines sont parvenues jusqu’à nous, non seulement dans l’espace public, mais aussi dans la littérature, et notamment dans l’œuvre de Tolkien. Je reviendrai par ailleurs sur ce que j’ai évoqué au début de cette intervention sur la guerre en Ukraine, d’une part la récupération de Tolkien, et d’autre part la manipulation de l’histoire médiévale de part et d’autres, en particulier en ce qui concerne les mythes fondateurs de l’Église orthodoxe et par là-même de la formation des « nations slaves ».

Ma seconde partie sera axée sur quelques exemples de représentations de la guerre « médiévale », en posant d’abord la question de la mise en scène des batailles qui disent beaucoup de la représentation de la guerre, en particulier dans la dernière saison de Game of Thrones mais aussi dans The Hollow Crown, dernière adaptation sérielle en date des pièces historiques de Shakespeare. Dans cet élan, je terminerai par quelques réflexions sur le traitement de la guerre civile, en particulier les guerres des Roses de la seconde moitié du xve siècle anglais.

1. De la baie de Somme au Donbass

Il y a peu, la bataille de Soledar, à l’est de l’Ukraine, a été qualifiée de Verdun du xxie siècle par un responsable ukrainien, ce qui nous renvoie bien sûr au carnage de masse caractéristique de la première guerre mondiale, mais aussi à une dimension régressive frappante. Cette dernière a également profondément marqué Tolkien qui en a été un combattant, rappelons-le, et les réverbérations de la grande guerre sont nombreuses dans son œuvre, en phase, et cela n’a pas été développé, à ma connaissance avec la construction mémorielle de la Grande guerre en Grande-Bretagne.

a. De l’héroïsme ordinaire

Selon Stéphane Audoin-Rouzeau (et d’autres), une des caractéristiques majeures de la première guerre mondiale est la « transition entre le modèle du soldat au “corps redressé”, combattant debout en ordre serré, vers celui du soldat accroupi, voire couché, de plus en plus séparé des autres et tenu d’affronter l’épreuve du combat dans une solitude croissante »[5]. De plus, il évoque Charles Ardant du Pick, un militaire ayant notamment combattu dans la guerre de 1870, où il trouva la mort, et auteur d’Études sur le combat, publiées post-mortem ; selon ce dernier :

« À partir d’un point donné […], le combat bascule dans un hasard total, dans un monde d’aléas au sein duquel les hommes font rigoureusement ce qu’ils veulent » (ibid., p. 200).

L’étude d’Audoin-Rouzeau porte principalement sur le combat, longtemps négligé par l’historiographie du xxe siècle et donc, entre autres, sur le corps combattant et ses prolongements (les armes, l’uniforme…).

Mais la transition et l’idée de chaos que je viens d’évoquer posent aussi la question du sens donné au combat par le combattant, en quelque sorte anonymisé même si les affiches de recrutement de l’époque voulaient faire croire le contraire : voici deux exemples, tous deux datés de 1915, faisant appel à des codes chevaleresques médiévalistes – l’épée d’une part, Saint George contre le dragon de l’autre, symbolisant la prouesse individuelle.

Cette question du sens vaut non seulement pour les soldats mais aussi pour la société toute entière, pendant la guerre, mais aussi après. Le livre important de Stefan Goebel, paru en 2007 et intitulé The Great War and Medieval Memory. War, Remembrance and Medievalism in Britain and Germany, 1914-1940, porte justement sur la construction de la mémoire de la Grande guerre, en particulier dans sa dimension médiévaliste, en Grande-Bretagne et en Allemagne. L’Allemagne soulevant des problématiques un peu différentes, je ne l’aborderai pas ici, d’autant que mes compétences sont plus limitées en la matière. La thèse principale de son livre est la suivante :

« Le médiévalisme a été transformé en un discours de deuil dans un âge de carnage industrialisé, un discours retrouvant le soldat individuel qui a péri dans les batailles du matériel de l’âge de la machine, anonymes » (Goebel 2007, p. 14).

La construction de la « mémoire collective », telle qu’elle a été définie par Jon Assman, passe pour lui par l’établissement préalable d’une « mémoire existentielle », un recueillement du coût humain de la guerre. Et Goebel précise un peu plus loin :

Le langage du médiévalisme dans la commémoration de la guerre présentait une vision alternative du temps, qui a transformé le trauma de la guerre en un récit cohérent. Les combattants tombés ont été significativement relocalisés dans l’histoire médiévale, rendant ainsi la victime visible au sein d’un cadre traditionnel. Ce discours a restauré le soldat individuel qui a avait péri dans la Materialschlacht, bataille de matériel, de la première guerre industrialisée de masse… (ibid., p. 29).

Goebel explore de très nombreuses modalités de la mise en place de ce « langage » médiévaliste, centrées pour l’essentiel sur le mémorial de guerre dans toutes ses manifestations – monuments, iconographie, épigraphie, cérémonies, etc. – et les discours spécifiques les accompagnant. Il n’est évidemment pas question de reprendre l’ensemble de ses analyses, mais un point m’a particulièrement frappée pour mon propos, celui qui porte sur l’émergence du soldat ordinaire – le fantassin couché dans les tranchées – en Grande-Bretagne. Selon lui, se forge alors une conception du devoir axé à la fois sur le sacrifice et sur la conduite au combat, différente de la conception allemande.

La dimension sacrificielle est particulièrement soulignée par la tombe du « guerrier inconnu », terme préféré à celui de soldat, choisi par les Français, inaugurée dans l’abbaye de Westminster le 11 novembre 1920.

Le terme même de « guerrier » est significatif, d’une part parce qu’il est suffisamment neutre pour englober toutes les composantes de l’armée, d’autre part par sa connotation renvoyant à un âge héroïque, surtout dans un lieu aussi symbolique que l’abbaye de Westminster. L’inscription ajoutée en 1921 renforce encore cette dimension, puisqu’elle a été empruntée à la tombe d’un évêque enterré dans l’abbaye en 1395 : « Ils l’ont enterré parmi les rois parce qu’il a fait le bien envers Dieu et envers sa maison ». Mais Goebel souligne que cette construction n’a fonctionné que grâce à l’investissement des « gens ordinaires » :

« Les pèlerinages individuels et collectifs à la tombe du Guerrier Inconnu ont fusionné la cérémonie publique avec l’expérience privée, et l’histoire nationale (ou impériale) avec l’histoire familiale » (Goebel 2007, p. 35).

Quant à la question de la conduite au combat (en réalité inséparable de la dimension sacrificielle), caractérisée plus encore en termes chevaleresques, elle remonterait à la conception victorienne de la chevalerie, caractérisée, par exemple selon Marc Girouard dans son ouvrage de 1981, par une dimension méliorative au quotidien pour le gentleman. La dimension morale était donc forte et se retrouverait, selon Goebel, dans la conception du « chevalier » de la Grande guerre, marquée par les valeurs qu’étaient « le courage, le devoir, l’honneur, l’équité et la fidélité » (p. 195), mais finalement assez peu par la dimension martiale :

« Le chevalier britannique de la Grande guerre était commémoré comme un homme et un civil en uniforme qui avait montré un grand courage simplement en faisant sa part » (ibid., p. 196).

Et plus précisément son devoir, comme le rappellent les affiches de recrutement évoquées plus haut. Qui plus est, c’était une rhétorique dépassant les clivages de classes – comme le rappelle, à nouveau, la tombe du Guerrier inconnu. En fin de compte :

« Les langages de la chevalerie reconfiguraient l’acte de tuer comme une action sanglante mais noble, une action qui suivait un code de conduite profondément enraciné dans la société civile » (ibid.).

Ils construiraient ainsi un héroïsme à la fois ordinaire et extraordinaire, mais non forgé dans la brutalité guerrière, aussi paradoxal que cela puisse paraître.

Goebel ne cite jamais Tolkien – en même temps, la littérature n’est pas l’objet premier de ses analyses. Pourtant, il existe des parallèles frappants entre les conceptions mémorielles de la société anglaise qu’il met au jour et l’œuvre de ce dernier. Les débats sur les rapports de Tolkien à la guerre sont nombreux, notamment en ce qui concerne ses influences littéraires et son rapport au « modernisme » post-guerre, sans parler de la notion d’« escapisme » qui a fait coulé beaucoup d’encre, mais le consensus sur le fait qu’il a été profondément marqué par son expérience de soldat pendant la Grande guerre est désormais assez large. Ce passage d’une de ses Lettres, destinée à son fils Christopher en 1944 et très peu cité par rapport à d’autres plus connus, est particulièrement mordant:

« Comme tout cela est bête ! Et la guerre multiplie la bêtise par 3 et son pouvoir par lui-même : ainsi nos jours précieux sont gouvernés par (3x)2 avec x = l’obtusité humaine habituelle (et c’est assez moche comme ça) » (Tolkien 2005, p. 146).

Cela ne l’a pas empêché, pourtant, d’écrire une œuvre où la guerre est omniprésente et il n’est évidemment pas question ici d’en livrer une analyse complète – je renvoie notamment aux études de Jeanet Croft et John Garth mais il y en a d’autres…  J’insisterai sur deux points renvoyant aux conceptions mémorielles évoquées par Goebel, et ce d’autant que ce dernier, je l’ai dit, n’est cité par aucune des études sur Tolkien proprement dit.

D’une part, Tolkien met lui aussi en avant les héros ordinaires ou les héros malgré eux. Dans une lettre à son fils Michael de juin 1941, il écrit :

« Une guerre suffit à un homme. J’espère que tu échapperas à une deuxième. L’âpreté de la jeunesse ou celle de l’âge mûr suffit dans une vie : les deux, c’est trop. J’ai connu autrefois la souffrance que tu vis présentement, bien que différemment : j’étais en effet très peu efficace et très peu fait pour la guerre (et nous ne nous ressemblons que par la profonde sympathie pour le “tommy” que nous partageons, particulièrement pour le simple soldat venu des terres agricoles) » (ibid., p. 110).

La première phrase de cette citation est bien connue, mais la suite est moins souvent mise en avant. Cette sympathie « pour le simple soldat venu des terres agricoles » trouve un clair écho chez les Hobbits bien sûr, dans le Seigneur des anneaux mais aussi, de manière peut-être moins attendue, dans Le Hobbit. Selon Aaron Jackson, par exemple, et sans qu’il y ait allégorie – on sait que Tolkien s’en défendait formellement –, « il peut être possible d’identifier des éléments dans le texte qui sont génériquement contigus avec des traits caractéristiques des tranchées »[6]. Jackson distingue trois éléments principaux :

• Bilbo ne sait pas vraiment pourquoi il part :

« Son personnage peut être vu comme revivant les sentiments de ceux qui ont servi dans la première guerre mondiale ; […] ceux qui servaient le faisaient selon la même obligation vague de devoir que Bilbo […]. Bilbo lui-même partage les qualités de “Monsieur Tout-le-Monde” des soldats de la première guerre mondiale ». Et il ajoute : L’héroïsme de Bilbo [est] l’héroïsme de l’individu ordinaire pris dans des circonstances extraordinaires » (Jackson 2010, p. 59).

• Les paysages sont un marqueur important et font parfois écho aux destructions en France :

« La Compagnie atteint l’objectif de la quête dans un paysage dévasté par la destruction de Smaug […]. De plus, dans le mouvement de la Compagnie vers la montagne solitaire, on reconnaît le progrès heurté des troupes vers la ligne de front dont Tolkien a fait l’expérience » (ibid., p. 61-62).

• Dans la bataille finale, enfin, l’horreur du champ de bataille est largement détaillée…

Au-delà du Hobbit, Aaron Jackson insiste sur le fait que le projet de Tolkien, qui a noté dans une lettre de 1956 sa volonté « de rendre aux Anglais une tradition épique et leur présenter une mythologie qui leur soit propre »[7], doit être inscrit en regard du trauma de la Grande guerre. On en arrive ainsi à la dimension mémorielle du Seigneur des Anneaux, souligné notamment par Rebekah Long :

« La proximité du rejet par Tolkien d’un mode d’interprétation particulier et limité pour son couplage […] d’un oubli communal et de la perte personnelle suggère une voie pour recevoir Le Seigneur des Anneaux non comme une allégorie de la Grande guerre […] mais comme un souvenir [de cette dernière] qui examine le travail créatif de la mémoire en réponse au trauma de la guerre. La fantasy, conçue dans le roman [novel] de Tolkien comme un processus dialogique d’invention et de remémoration, permet un retour à la guerre qui n’est pas documentaire ou allégorique dans son approche mais mémorielle » (Long 2005, p. 126).

Elle prend pour exemple la traversée par Frodon et Sam des Marais des Morts – d’autant plus significatif que Tolkien a lui-même noté en 1960 que « Les Marais des Morts et les abords de Morannon ont une dette envers le nord de la France après la Bataille de la Somme »[8]. Selon Rebekah Long, donc :

« Les Marais des Morts agissent comme une sorte de mémorial de guerre, comme une actualisation textuelle des processus de la mémoire dans laquelle les morts refusent d’être transformés en icones ressemblant à des statues […]. À la place, les morts accusent » (Long 2005, p. 128).

La boucle est bouclée : on voit bien là que Tolkien s’inscrit dans un contexte mémoriel précis dans l’Angleterre post-guerre, particulièrement prégnant, on l’a vu, et ce loin d’un manichéisme grossier qu’on lui a parfois reproché. Malheureusement, c’est souvent cet aspect simpliste qui a été récupéré.

b. Le « passé » médiéval(iste) dans le conflit russo-ukrainien

Certes, le poids des accusations de nazisme de part et d’autre est un des aspects principaux de la propagande de guerre omniprésente dans ce conflit. Mais il y en a d’autres. Je le disais en introduction, l’article de Damien Leloup paru dans Le Monde daté du 14 avril 2023 revient de manière approfondie sur l’appropriation, à des fins de propagande, par les Ukrainiens et les Russes du Seigneur des anneaux de Tolkien, appropriation dont les origines remontent cependant bien avant la guerre actuelle, à la période soviétique. Le livre de Tolkien, traduit clandestinement – ou plutôt adapté car les différentes versions sont peu fidèles à l’original, a en effet circulé sous le manteau en URSS, Kiev compris donc.

La première traduction commerciale, elle aussi incomplète, date de 1982 et circule massivement. Déjà, les Ukrainiens identifient leur pays à la Comté, « pays pacifique et agricole, ravagé dans le livre par une sorte de collectivisation ordonnée par le Mordor, semble une métaphore évidente à de nombreux lecteurs ukrainiens » (je cite l’article). Cette métaphore renvoie à nouveau à la représentation du héros ordinaire pris dans un conflit existentiel et qui ne peut qu’accomplir son devoir – et l’on sait à quel point Vladimir Zelenski joue aujourd’hui sur cette corde. Cette métaphore a été renforcée par le succès des films de Peter Jackson, particulièrement dans le contexte de la Révolution de Maidan de 2014, du début de la guerre russo-ukrainienne dans l’est du pays et de l’annexion de la Crimée. Depuis le 24 février, les références à Tolkien se sont encore multipliées, jusqu’au plus haut niveau de l’État ukrainien – début mars, par exemple, le ministre de la défense a annoncé que les Ukrainiens « tiendront bon face aux assauts du Mordor » (ibid.), annonce rapidement illustrée par un artiste ukrainien.

Les Russes sont définitivement comparés à des orques… mais le plus surprenant, de notre point de vue occidental, est que certains d’entre eux assument parfaitement ! Ce retournement est en grande partie lié à un livre paru en 1999, Le dernier porteur de l’anneau, écrit par Kiril Eskov qui réécrit complètement l’histoire de Tolkien en adoptant le point de vue des perdants, détournement ultime :

« Le texte décrit un Mordor peuplé d’Orques entraînés, malgré eux, dans une guerre absurde par une coalition belliqueuse d’elfes et d’hommes, manipulés par un Gandalf menteur. Dans ce récit, les Orques sont des hommes comme les autres, et le mot n’est rien d’autre qu’une insulte péjorative pour désigner les habitants de l’Est » (Leloup 2022).

D’autres livres suivront, qui renforceront l’idée que les Orques sont de « fiers guerriers » victimes des agresseurs occidentaux et nourriront un courant nationaliste extrême. Car si Eskov lui-même ne semble pas proche de l’extrême-droite, certains de ses successeurs le sont clairement, par exemple Mihail Elizarov, auteur de La Chanson de l’Orque, parue en 2014 « qui se lamente que “l’invincible Mordor” ait été “conquis par les peuples du Rohan, les juifs et les Elfes” ».

Même si cette réappropriation reste minoritaire, elle a trouvé un écho inattendue il y a quelques semaines, lors d’un sommet de la Communauté des États indépendants (CEI) – rappelons que cette dernière a été créée en 1991 après l’implosion de l’URSS, et qu’elle regroupe la Russie et, actuellement, huit pays de l’ex-URSS : Biélorussie, Arménie, Azerbaïdjan, Kazakhstan, Kirghizstan, Moldavie, Ouzbékistan, et Tadjikistan. Or, le moins que l’on puisse dire est qu’ils ne s’entendent pas tous ensemble (voir le conflit, par exemple, entre Arménie et Azerbaïdjan). Bref, ce 26 décembre, Poutine a offert à ses homologues huit anneaux et en a gardé un pour lui-même… de l’avis général, cela n’est pas vraiment une coïncidence, et le fait que seul le président de la Biélorussie ait arboré cette anneau n’en est sans doute pas une non plus. Mais l’ironie est là : si Poutine se prend pour Sauron, il devrait se rappeler que ce dernier a été vaincu.

On le voit, ces réappropriations multiples du Seigneur des anneaux, d’un côté comme de l’autre, réactualisent constamment l’œuvre de Tolkien bien au-delà du monde anglophone et portent des symboles extrêmement forts, qui n’ont rien de fantaisiste… Mais ce ne sont pas seulement les productions médiévalistes qui sont embarquées dans la propagande de guerre. Le Moyen Âge « réel » l’est également et là encore, bien vivant avant l’éclatement du conflit.

Dans un article paru dans le numéro de 2020 de Studies in Medievalism, Sean Griffin revient sur la manipulation de l’époque médiévale, en particulier concernant la question des origines de la Russie, dans une quête d’identité rendue nécessaire, une fois de plus, par la fin de l’URSS (Griffin 2020). Le personnage pivot est ici Vladimir le Grand (958-1015), grand-prince de Kiev et qui se convertit à l’orthodoxie byzantine en 987-988, entraînant ainsi son peuple avec lui (ce qui était évidemment très courant). Il en fut sanctifié. Le problème est qu’à la fin du xve siècle, Moscou, qui a pris l’ascendant, revendique son indépendance par rapport à l’Église grecque, ce qui sera définitivement concrétisé à la fin du xvie siècle par la reconnaissance du métropolitain de Moscou comme patriarche avec l’accord nécessaire des Grecs. Encore un siècle plus tard, à la fin du xviie siècle, les Grecs transfèrent la branche de Kiev vers Moscou. Comme le souligne Griffin, à partir de ce moment-là, l’Église russe a regardé l’Ukraine comme son territoire canonique exclusif… et toute sa partie orientale a d’ailleurs été annexée par la Russie.

Dès 1991 et la déclaration d’indépendance de l’Ukraine, le métropolitain de Kiev demande la séparation de l’Église de Kiev ce que les Russes, évidemment, refusent ; de ce fait les Ukrainiens créent une Église alternative… et s’attaquent à la récupération de Vladimir le Grand, dont le culte est réactivé en 2008 par Victor Iouchtchenko, alors président du pays. Lors de la cérémonie de l’institution d’un jour férié célébrant Vladimir, il invite le patriarche de Constantinople et lui demande son approbation pour l’indépendance de l’Église ukrainienne, en insistant tant sur la grandeur de la nation ukrainienne que sur son intégration à l’Europe, évoquant ainsi une mythologie alternative à celle qui considère que Vladimir est le fondateur de la « Sainte Russie ». Cette dernière est au contraire mise en avant par le patriarche russe, Kirill (ou Cyrille), un proche de Poutine, et symbolisée en novembre 2016 par l’inauguration d’un gigantesque monument dédié à Vladimir à côté du Kremlin.

Selon Griffin, « Le monument… symbolise le triomphe d’une mythologie politique russe renaissante, la mythologie de la Sainte Russie » [9] et il le qualifie d’« arme idéologique ». S’opposent donc deux approches totalement opposées sur Vladimir… :

En Ukraine, les media diffusent de manière répétée des histoires sur un Saint Vladimir “européen” : le prince qui a baptisé l’Ukraine-Rus afin qu’elle puisse entrer dans l’Europe. C’est une version post-colonial du prince médiéval […]. Pendant ce temps, dans les médias russes, le prince Vladimir est le symbole de la Sainte Russie. Lui et ses statues sont les icones d’une nouvelle identité politique, trans-nationale, post-soviétique – symbole conçu pour empêcher tout désintégration supplémentaire des anciennes dimensions impériales de la Russie (Griffin 2020, p. 20).

Cela n’a pas tout à fait fonctionné : fin 2018, après des années de lutte (on est toujours dans la rhétorique de guerre), les Ukrainiens parviennent à faire reconnaître l’indépendance de leur Église par le patriarche de Constantinople et elle est officiellement créée début 2019 (voir l’article fouillé d’Emmanuel Grynszpan, intitulé « En Ukraine, la guerre des Eglises orthodoxes », paru là encore dans Le Monde le 30 juin 2022). Les tensions sont bien sûr démultipliées depuis février dernier, comme en témoigne par exemple le soutien répété du patriarche russe à Poutine, à tel point que les Ukrainiens ont décidé de fêter Noël 2022 le 25 décembre et non le 7 janvier, date du calendrier orthodoxe… Tout cela constitue un exemple particulièrement significatif de la réappropriation d’un passé médiéval éloigné mais toujours réactivé dans un conflit brulant, notamment par l’intermédiaire du prince Vladimir…

Ces quelques exemples, qui entrent parfois singulièrement en résonnance – surtout en ce qui concerne Tolkien – suggèrent la diversité des usages du passé médiéval et de ses avatars médiévalistes dans le cadre de guerre bien réelles. Qu’en est-il si l’on se tourne vers la représentation de guerres soi-disant « médiévales » dans la culture pop ?

II. « Nous avons gagné la grande guerre. Maintenant, nous gagnerons la dernière guerre ».

Cette exclamation de Daenerys dans l’épisode 4 de la dernière saison de Game of Thrones renvoie à un problème majeur pour l’équilibre de la série, à savoir la balance entre la guerre de survie contre les morts et la guerre civile qui déchire Westeros. Or, en fin de compte, il semble bien que la seconde soit peut-être pire que la première, ce qui est tout de même contre-intuitif.

a. Le chaos de la bataille

« Il est frappant d’observer que cette idée de chaos comme caractéristique essentielle du combat domine aujourd’hui dans la quasi-totalité des représentations cinématographiques de la bataille moderne » (Audoin-Rouzeau 2008, note 425, p. 200).

Cette affirmation de Stéphane Audoin-Rouzeau s’applique aussi, me semble-t-il, à une bonne partie des représentations de la bataille médiévale, notamment dans Game of Thrones –j’évoquerai surtout la série dans les lignes qui suivent, en particulier la dernière saison qui n’a pas son pendant en livre, on le sait. Les controverses sur la dimension violente de la série sont importantes, voire passionnées – comme le suggère la position d’Amy Kaufman évoquée en introduction. D’autres chercheurs me paraissent plus constructifs. Carolyne Larrington, par exemple, spécialiste du Nord médiéval et de Game of Thrones, a récemment souligné, à propos des rapports entre les études médiévales et la série que :

« La série a touché un énorme public mondial, regardée en Chine et au Chili, en Islande et au Kenya, et a stimulé la fascination et l’engagement pour un Moyen Âge imaginé. Les questions plus larges que la série a soulevées – sur le genre, la violence, la race et l’impérialisme – étaient aussi, et ce n’est pas une coïncidence, celles dont la communauté mondiale parlait également, et le monde des études médiévales a répondu avec imagination et enthousiasme aux questions posées » (Larrington 2021).

La série soulève donc des questions majeures très contemporaines, sans pour autant être un exercice de propagande réactionnaire – la nuance est nécessaire. Cela dit, il est clair que la représentation de la guerre « médiévale » dans la série pose un certain nombre de problèmes, liés en grande partie au débat plus large sur l’« authenticité » revendiquée à la fois par George Martin et par les créateurs de la série, David Benioff et D. B. Weiss, en réaction à une fantasy à la « Disneyland » (c’est le terme employé par Martin).

Notons que cette revendication relève aussi, bien sûr, d’enjeux économiques plus larges. En Irlande du Nord, par exemple, pays où a été tournée une bonne partie de la série et qui cherche à en profiter pour développer le tourisme, une tapisserie imitant celle de Bayeux, dans laquelle l’Irlande du Nord est présentée comme le « territoire de GoT », a été réalisée entre 2017 et 2019 – elle mesure plus de 90 mètres de long et, après un séjour à Caen, où se trouve l’original, elle est retournée à Belfast et attire depuis lors de nombreux visiteurs[10].

Plusieurs chercheurs, par exemple Shiloh Carroll ou, en France, William Blanc, ont démonté cette revendication d’authenticité qui a notamment pour objectif de s’élever au-delà d’autres œuvres de fantasy. Mais, selon Carroll:

« Puisque [Martin] affirme que son Moyen Âge est fondé sur la recherche et l’histoire[11], il argue indirectement que le modèle du Moyen Âge comme « âge barbare » est le modèle correct » (Carroll 2018, p. 20).

De plus, le fait qu’il endosse ce modèle est bien ce qui lui permet de justifier la violence inhérente de la série (les livres comme leur adaptation), en particulier contre les femmes.

C’est la même chose en ce qui concerne la représentation de la guerre et plus précisément des batailles et des combats. Justine Breton et Florian Besson ont finalement analysé les pratiques de la guerre dans Game of Thrones, et notamment les batailles, pour l’essentiel « décisives ». Ils notent, entre autres, en lien avec des travaux scientifiques récents, y compris ceux de Stéphane Audoin-Rouzeau, que :

« Game of Thrones filme en effet la guerre au ras du sol, au plus près des corps qui s’affrontent, dans une approche que l’on pourrait presque qualifier d’anthropologique. Dès lors, s’éloignant d’une vision héroïque et donc idéalisée de l’affrontement qui domine généralement dans la fantasy […], la série injecte au contraire la peur, la fatigue et la sueur au plus fort du combat » (Besson et Breton 2020, p. 278).

Ils concluent toutefois que ces représentations ramènent quand même, en fin de compte, à « un Moyen Âge brutal, primitif, où la violence est omniprésente, durant lequel, dans des affrontements confus et extrêmement sanglants inspirés d’un contexte en réalité très contemporain, le sort des royaumes dépend finalement plus de l’habileté à l’épée d’un homme seul que d’une tactique militaire bien pensée » (p. 285). On peut néanmoins nuancer : on est en effet bien plus dans l’idée du chaos – plus proche des guerres modernes et bien loin des stratégies militaires médiévales (encore qu’il ne faille pas non plus les surestimer) mais on est également proche de l’humanité des combattants (sauf lorsqu’il s’agit des zombies bien sûr).

Soulignons de plus que l’attente de la bataille est aussi parfois longuement déployée, particulièrement celle de la longue nuit, qui occupe l’épisode 2 tout entier et qui est le seul de la saison à avoir trouvé grâce aux yeux des critiques et des fans. On y voit les principaux personnages discuter, régler leurs comptes, parfois se réconcilier, en tout cas se préparer à faire front ensemble. Cela fait penser à Shakespeare et notamment à la scène de la veille de la bataille d’Azincourt dans Henri V (acte IV, scènes 1-3). Les soldats se préparent au pire et le roi, incognito, va discuter longuement avec eux, avant de retrouver ses commandants et de s’exclamer notamment, « Notre souvenir, celui d’un petit nombre, / D’un heureux petit nombre, d’une bande de frères. / Car celui qui aujourd’hui verse avec moi son sang / Sera mon frère ; si basse que soit sa condition / Cette journée l’anoblira… » (IV, 3, 59-63).

Or, il se trouve que ce moment a été conservé dans la dernière adaptation télévisuelle en date des deux tétralogies historiques de Shakespeare – rappelons que la première chronologiquement, qui regroupe Richard II, Henri IV 1 et 2 et Henri V, a été écrite après celle qui regroupe Henri VI 1, 2 et 3 ainsi que Richard III. La mini-série en deux saisons de trois épisodes chacune, intitulée The Hollow Crown, a été diffusée en 2012 et en 2016 sur la BBC 2, et a rencontré un succès certain (au moins en Grande-Bretagne). Or, par un retour de manivelle, elle a été comparée à plusieurs reprises à Game of Throne. Et de fait, l’esthétique de la série est particulièrement sombre surtout si on la compare aux adaptations télévisuelles précédentes, beaucoup plus colorées, comme l’a soulignée par exemple Ada Palmer :

« Les différences esthétiques sont peut-être les plus évidentes. Les premières versions filmées et la version actuelle ont opté pour une livrée traditionnelle aux couleurs vives, en particulier dans les séquences de bataille où la reconnaissance des armoiries permet de distinguer plus facilement les nobles en armure, tandis que The Hollow Crown a opté pour beaucoup de cuir, de couleurs sombres et d’armures visibles, le genre de costumes auxquels nous sommes habitués dans les films d’action et les couvertures fantastiques » (Palmer 2014).

Certes, la production de la série shakespearienne a été entamée avant la diffusion de la première saison de GoT (2011), mais dans la seconde saison, diffusée en 2016, l’effet de miroir est saisissant (alors que Martin a aussi, bien sûr, été influencé par Shakespeare). Dans les deux premiers épisodes qui condensent les trois parties d’Henri VI, le parti-pris est clairement axé sur la violence, guerrière mais pas seulement, et des batailles parfois ultra-violentes, filmées là aussi au ras du sol, dans le sang et la terreur, remplacent des pans entiers du texte, à commencer par ceux qui mettent en scène le « peuple », très présent dans les pièces originales. Dans le dernier épisode, plus fidèle à la trame de Richard III, les producteurs n’avaient que la bataille finale de Bosworth à se mettre sous la dent, si je puis dire, mais elle est tournée dans le même esprit et l’image finale de la série, après le couronnement d’Henri VII Tudor est de ce point de vue parlante, puisqu’elle nous donne à voir un immense champ de cadavre. La série a donc clairement été conçue pour un public appréciant les séries « historiques » comme Rome ou les Tudor… ou les séries de fantasy comme GoT, qui doit ainsi être replacée dans un contexte beaucoup plus large en ce qui concerne la représentation de la guerre à l’écran.

Pour en revenir à cette dernière, les scènes de batailles oscillent donc entre un certain « réalisme » et des aberrations totales par rapport à la réalité de la guerre médiévale – Florian Besson et Justine Breton l’ont bien montré, je n’y reviendrai donc pas. Mais au-delà, se pose plus largement la question du sens, peut-être plus encore dans la dernière saison qui a suscité, on le sait, un tombereau de critiques (voir la pétition signée par plus d’un million de personnes pour changer le scénario !), et plus précisément encore sur le traitement des deux batailles mises en scène qui occupent chacune pratiquement un épisode entier. Dans l’épisode 3, la bataille contre les morts qui met fin à la « grande guerre » pour reprendre les termes de Daenerys, n’est – paradoxalement ? – peut-être pas la plus sanglante de la série. Elle relève presque, me semble-t-il, des codes classiques de la high fantasy à la Tolkien et en tout cas de la guerre pré-moderne : il s’agit bien de sauver le monde, ce qui repose sur tous les acteurs de la bataille qui sont généralement des guerriers aguerris. L’épisode alterne les combats et les moments d’attente tendus – mais il fallait bien meubler comme l’ont eux-mêmes souligné les auteurs de la série ! Le problème est que ce n’est pas cette ultime bataille qui signe la fin de la série. Le monde est sauvé, mais comme le dit Tyrion au début de l’épisode 4, après les funérailles des morts tombés au combat : « Nous avons vaincu les morts, mais il nous reste à affronter les vivants ».

Et c’est la « libératrice », Daenerys, qui va désormais incarner le mal et transformer la « dernière bataille » en une interminable litanie de massacre et de destruction massive d’une ville entière – pas seulement par elle et son dragon mais aussi par ses deux armées de couleur, les Dothrakis et les Immaculés, ce qui a évidemment suscité de nombreuses critiques. Le massacre et le chaos sont en partie montrés du point de vue des victimes, c’est-à-dire les habitants de Port-Réal – parti-pris là encore assumé par les concepteurs de la série. Même Arya, qui est tout sauf une victime, en devient une alors qu’on la voit tenter de prendre la fuite, hébétée dans la ville en flammes. Quant à Jon Snow, il ne comprend rien et se retrouve pris lui aussi dans le tourbillon de cette apocalypse qui provoque non la fin du monde mais la fin d’un monde.

Selon David Stubbs, à qui ces images ont rappelé la fin de la seconde guerre mondiale :

« Si les fans de Game of Thrones peuvent se sentir privés de satisfaction par le traitement précipité de cette série finale, ils sont, de manière plus pertinente, dépossédés de la satisfaction que la vengeance de Dany puisse être une déroute propre, saine et chirurgicale de la dictature du mal, une libération. Nous sommes impliqués pour avoir encouragé cela. Nous ressentons dans cet épisode son impact massif. Lorsque Jon et Arya examinent les ruines calcinées, ils se rappellent, comme nous, que la guerre n’est pas seulement une question de victoire, mais aussi de déchaînement de l’enfer, de création de nouveaux monstres » (Stubbs 2019).

Et cela est confirmé par le discours de Daenerys au début du dernier épisode, où elle galvanise ses troupes en leur affirmant que c’est bien la conquête du monde qui est à l’ordre du jour dans une esthétique particulièrement sinistre.

Nous ne sommes plus là dans le game of thrones – ce qui est symbolisé par la destruction du trône de fer par Drogon après le meurtre de Daenerys par John. Mais c’est bien ce « jeu » dangereux, finalement, et non la lutte contre les morts, qui a engendré une apocalypse…

b. De la guerre civile

Cela est bien connu, George Martin lui-même a mis en parallèle à de nombreuses reprises sa série avec les guerres civiles qui ont frappé l’Angleterre durant la seconde moitié du xve siècle, surnommées les guerres des Roses, et qui ont entre autres opposé les dynasties des Lancastre et des York avant la victoire définitive d’Henri VII Tudor en 1485. La popularité de ces guerres a été assurée par Shakespeare dans la tétralogie évoquée plus haut, par ailleurs longtemps négligées par l’historiographie, avant d’être reconnues comme une période particulièrement complexe (je me permets de vous renvoyer à ma petite synthèse sur la question).

Ce parallèle a parfois été poussé à la limite du ridicule : une étudiante en mathématiques, par exemple, s’est amusée à comparer les taux de mortalité des guerres des Roses et de la série ! Dans le mini-documentaire intitulé The Real History behind Game of Thrones, réalisé en 2015 avec Martin lui-même et plusieurs « spécialistes » (dont au moins un historien professionnel, Kelly de Vries), qui porte toutefois sur les romans, et non sur la série, Martin considère qu’ils sont « un tribut fantastique aux guerres des Roses ». La plus grande partie du documentaire est consacrée aux parallèles entre les personnages des romans et les personnages historiques : citons pêle-mêle Tywin Lannister qui est comparé à Édouard Ier (roi qui a vécu deux siècles avant les guerres civiles…) ; Tyrion à une version « gentille » de Richard III (ce qui me laisse sans voix, je dois dire !), Cersei à Marguerite d’Anjou, Robert Baratheon à Édouard IV et j’en passe… Plus largement, bien sûr, les Stark sont assimilés aux York et les Lannister aux Lancastre. Tout cela me paraît en réalité un peu anecdotique mais soulève quand même quelques questions sur les ressorts de la guerre civile telle qu’elle est mise en scène, d’autant que Martin a plus fois répété qu’il avait été fortement inspiré par Les rois maudits de Maurice Druon – pour le détail de nombreuses sources utilisées par Martin, qui sont en fait souvent des ouvrages de fantasy ou de fiction, je vous renvoie à l’article de William Blanc de 2005.

Histoires de familles et de pouvoir, donc, qui m’ont tout de même fait penser aux réflexions de Giorgio Agamben sur la guerre civile dans la Grèce antique :

« Dans la Grèce antique comme de nos jours, il n’existe pas quelque chose comme une substance politique : la politique est un champ parcouru constamment par les courants de tension de la politisation et de la dépolitisation, de la famille et de la cité. Entre ces polarités opposées, disjointes et intimement liées, la tension […] n’est pas susceptible de résolution. Quand prévaut la tension vers l’oikos et que la cité semble vouloir se résoudre en une famille (certes d’une nature particulière), la guerre civile fonctionne alors comme le seuil où les rapports familiaux se repolitisent ; en revanche, quand c’est la tension vers la polis qui prévaut, et que le lien familial semble se relâcher, alors la stasis intervient pour recodifier en termes politiques les rapports familiaux » (Agamben 2015, p. 29).

Un autre enjeu me paraît important, et je terminerai par là. Comme l’a remarqué Matthias Berger, la guerre civile, au cœur des romans et de la série, ne peut être « vraisemblable » que dans un espace à peu près unifié, qui se conçoit comme une entité :

« Westeros est son histoire sont […] une adaptation oblique et sélective mais néanmoins reconnaissable de la [Grande-]Bretagne et de son histoire » (Berger 2021, p. 160).

Berger énumère un certain nombre de points moins caricaturaux que la simple mise en parallèle de personnages fictionnels et réels, tels que les vagues d’invasions, les royaumes anglo-saxons, l’absence d’armée permanente ; mais aussi une langue ou des coutumes communes, etc.. Et il note finalement que :

« Le Moyen Âge n’est pas seulement un lieu de l’altérité dans Game of Thrones, mais aussi d’une forte continuité pour un ensemble d’identités collectives : la [Grande-]Bretagne, l’Anglosphère, l’Europe de l’Ouest, l’Occident… » (ibid., p. 168).

Berger évoque même un « médiévalisme national », tout en reconnaissant que la popularité de la série a largement dépassé l’Occident. Mais en ce sens, le dénouement dramatique de la guerre civile pourrait peut-être constituer une forme d’avertissement – je ne veux pas surinterpréter, mais rappelons que la dernière saison a été conçue pendant le mandat de Donald Trump…

Il est forcément compliqué de passer des tranchées de la Somme à celles de Soledar, de la quête de Bilbo à la destruction de Port-Réal, des guerres bien réelles à la fantasy massivement populaire. Certes, il existe objectivement des liens, au moins en rapport avec la propagande de guerre et peut-être aussi – mais ce n’est qu’une hypothèse, sans doute osée – dans l’écho entre les représentations mentales des guerres telles que nous les percevons, réelles ou imaginaires…

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[1] Audoin-Rouzeau 2023, p. 19 : « Le risque oublié de la guerre s’est donc rappelé à nous avec force ».
[2] Voir ici pour une introduction à la typologie.
[3] Lynch 2016, p. 137.
[4] Pour la citation complète, voir ici.
[5] Audoin-Rouzeau 2008, p. 199.
[6] Jackson 2010, p. 58.
[7] Tolkien 2005, p. 444.
[8] Ibidem.
[9] Griffin 2020, p. 14.
[10] Voir ici pour une discussion sur l’Irlande du Nord et Game of Thrones.
[11] Cela n’est d’ailleurs pas tout à fait juste…, voir Blanc 2005

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