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  2. La fabrique de l'anglais

Ce livre, paru en février 2023 aux Éditions de la Sorbonne (Paris), est le remaniement de mon mémoire inédit présenté lors de mon Habilitation à diriger des recherches en 2017.

On trouvera ici la présentation détaillée et le résumé des œuvres de mon corpus, les traitements statistiques effectuées et d’autres ressources encore…

Résumé

Dans les derniers siècles du Moyen Âge, l’espace anglais se caractérise par un multilinguisme polarisé. S’y côtoient, suivant la classification de Benoît Grévin, le latin, langue référentielle, le français, langue véhiculaire et courtoise et l’anglais, langue vernaculaire, sans compter les langues celtiques. Si de nombreuses études ont, ces dernières années, largement réévalué l’importance et les modalités de ce multilinguisme, mettant ainsi à bas la téléologie du « triomphe de l’anglais », il n’en reste pas moins que ce dernier connaît un réel développement aux xive et xve siècles comme en témoigne l’explosion de la production textuelle dans cette langue. En outre, les textes analysés dans ce mémoire inédit sont perçus comme anglais et on assiste à la construction consciente d’une langue anglaise sophistiquée – même si on ne peut sans doute la qualifier de langue courtoise qu’à l’extrême fin du xve siècle – dans un contexte de translatio studii, c’est-à-dire de transfert de connaissances, assumée.

Ce phénomène est inséparable des transformations historiques de cette période, qu’elles soient de nature politique, sociale ou culturelle, caractérisées par l’omniprésence de la guerre et les conséquences de la Peste noire, par un élargissement de la société politique, non sans fractures et tensions, par le développement de la littératie – c’est-à-dire l’aptitude à lire et à écrire – et la croissance du nombre de laïcs cultivés, par l’affirmation de l’État monarchique malgré une grande instabilité politique ou encore par l’apparition de la seule hérésie anglaise du Moyen Âge, l’hérésie lollarde qui a eu de profondes conséquences sur l’institution ecclésiastique.

Dans ces multiples contextes, les débats sur la construction d’une communauté anglaise, si ce n’est d’une nation, restent vivaces, et ce d’autant plus que sa construction n’implique en rien l’existence d’un consensus généralisé ni même d’ailleurs celle de l’adoption d’une langue unique. Il est toutefois nécessaire d’explorer la formation culturelle et idéelle de cette communauté (je me réfère ici, bien sûr, à Maurice Godelier), par l’étude des liens et des lignes de fractures perceptibles et perçues entre les groupes sociaux mais aussi entre les individus constituant cette communauté, instituant ainsi une dialectique entre ces deux pôles. Le concept d’individuation envisagé comme un processus, selon les termes de Jean-Claude Schmitt, m’a paru en la matière adéquat pour rendre compte de cette dialectique.

Dans l’Angleterre des xive et xve siècles se développent donc différentes formes de savoirs et de formations discursives, accessibles à un nombre croissant de laïcs, non sans tensions. Mais pour comprendre le fonctionnement du champ de la connaissance dans l’Angleterre de la fin du Moyen Âge et, plus largement, la teneur de ses enjeux historiques, il fallait à mon sens, dans un monde qui est encore chrétien dans sa totalité, arrêter de séparer le profane et le dévotionnel, le laïc et le clérical, mais envisager les choses dans leur ensemble. Cela m’a permis, entre autres, d’envisager différemment la dialectique entre communauté(s) et individu(s) évoquée plus haut, pourtant prégnante dans tous les domaines : politique, avec la question du rapport au pouvoir et de la nature de la domination des élites ; religieux, avec la question du rapport entre salut individuel et collectif ; intellectuel, avec la question du rapport entre un savoir individuel, intériorisé, et un savoir collectif. À cet égard, une des questions centrales de mon étude a donc été de comprendre en quoi la littérature a pu participer à la constitution d’une société politique, d’une communauté – ou plutôt de différentes échelles de communautés plus ou moins emboitées –, constituée d’individus conscients, qu’ils soient hommes ou femmes.

Étant donné la masse de la documentation disponible, j’ai choisi de me concentrer sur un corpus de prologues et d’épilogues encadrant 29 textes de natures variées – poèmes à teneur politique, chroniques, littérature biblique, dévotionnelle et théologique, et textes scientifiques – dont la relative unité formelle et intellectuelle m’a permis de comparer des œuvres rarement abordées ensemble. J’ai donc tenté de démontrer que ces paratextes peuvent non seulement être considérés comme des lieux de construction textuelle, mais aussi, d’une certaine manière, comme des lieux de sociabilités ou se croisent les écrivains, leurs autorités et leurs lecteurs (ou leurs auditeurs) dans la mesure où s’y expriment des enjeux culturels et politiques cruciaux ainsi que des rapports sociaux tout à fait concrets.

Certes, la volonté des écrivains d’expliciter et de justifier l’usage de l’anglais, conjuguée au poids de la tradition, les a obligé à reprendre certaines conventions, voire des stéréotypes, traditionnels. Mais j’ai essayé de montrer dans la première partie de ce mémoire que dans la plupart des textes considérés, ces conventions ont été plus ou moins manipulées afin créer de nouveaux espaces discursifs, ou du moins d’élargir des espaces existants, même si les différences au sein du corpus ne doivent pas être sous-estimées. C’est le cas en ce qui concerne les constructions de persona plus ou moins sophistiquées, les multiples usages du topos d’humilité, les réflexions sur le statut de l’anglais en lien avec le statut de la translatio, ou encore les efforts pour introduire l’éloquence et la rhétorique. En outre, qu’ils aient été laïcs ou ecclésiastiques, l’analyse des négociations constantes des écrivains avec les autorités divine ou ecclésiastiques, princières ou aristocratiques, classiques ou fictionnelles, a montré que, tout en étant conscients des difficultés contextuelles ou structurelles rencontrées, les écrivains étaient bien des auteurs au sens où je l’entends, c’est-à-dire des individus conscients de la singularité de leur production textuelle. Mais cette affirmation n’a pas été linéaire même si j’ai pu constater des évolutions majeures au cours de la période envisagée, et elle n’a pu se placer que dans une conscience assumée de partage de l’autorité, dans une relation de réciprocité, cette dernière n’étant bien sûr pas forcément horizontale, loin de là.

Dans la deuxième partie de ce mémoire, j’ai suggéré l’existence d’une porosité des frontières entre clercs et laïcs ou entre litterati et illiterati, renforcée par l’étude de la réception des textes qui a permis de souligner la diversification des lectorats. Cette dernière reflète autant qu’elle nourrit les développements de la littératie, l’accès croissant à une culture écrite complexe et, plus généralement, les transformations du système de communication, y compris en ce qui concerne, par exemple, l’iconographie des manuscrits même si, il faut en convenir, les lecteurs entraperçus restent pour l’essentiel une minorité privilégiée. Leurs réponses, telles qu’elles ont pu être repérées dans les manuscrits, ont par ailleurs montré la persistance de certaines traditions toujours marquées, entre autres, par la profondeur du pouvoir symbolique de l’Église. Mais l’étude de ces réponses a également mis en lumière l’existence d’intérêts variés et de réactions particulières, souvent liés à des préoccupations contemporaines. La prise en compte des perceptions qu’exprimaient les auteurs du corpus vis-à-vis de leurs lecteurs (ou auditeurs), a pour sa part suggéré qu’il existait des convergences entre la réception « réelle » des œuvres, en tout cas telle qu’il a été possible de la reconstituer, et les publics attendus ou espérés par les auteurs, malgré de rares exceptions. De nombreux lecteurs étaient inscrits dans une ou plusieurs « communautés textuelles » constituées sur des fondements sociaux, géographiques, politiques ou institutionnels, dont certaines sont apparues dans les textes – qu’il s’agisse, par exemple, des laïcs cultivés londoniens ou des nonnes de Syon. Mais au-delà, j’ai pu effectivement constater l’existence d’une construction d’une communauté plus vaste, spécifiquement anglaise, certes en partie imaginée si l’on prend en compte – et il le faut – les tensions et les lignes de fractures de la société anglaise de la fin du Moyen Âge, mais pourtant de plus en plus robuste, comme le montre le nombre de réactions patriotiques au xve siècle, particulièrement après la perte des territoires français au tournant des années 1450 et cristallisées, sur le plan culturel, par l’ambitieuse entreprise du premier imprimeur anglais, William Caxton, dont l’objectif, couronné de succès, fut de diffuser dans les années 1470-1480 une vaste gamme d’œuvres de toutes sortes, en anglais. En outre, le rôle des femmes dans la construction de cette « communauté imaginée », pour reprendre l’expression célèbre de Benedict Anderson, souvent négligée au prétexte de conceptions genrées peut-être parfois trop tranchées, fut bien réel, en particulier dans la promotion de l’anglais écrit.

Dans ma troisième partie, l’étude des réflexions des rédacteurs concernant la connaissance, ou plutôt différents types de connaissances, a révélé des différences notables, que ce soit sur les questions de leur nécessité et/ou de leur utilité ou sur la pertinence de tel ou tel mode de transmission. Mais l’analyse de ces derniers a davantage révélé une grande complexité qu’une nette opposition entre apprentissages liés à la scolastique et à la raison, à l’expérience ou à l’imagination – et j’ai parfois pu observer des associations inattendues entre des œuvres apparemment strictement opposées, notamment entre textes « orthodoxes » et « hétérodoxes », ce qui rappelle l’importance des « zones grises » définies par une grande spécialiste de l’hérésie lollarde, Anne Hudson. Les frontières, là encore, se sont avérées plus floues qu’au premier abord. Il en a été de même pour les différents types de connaissance – celle de Dieu, celle de soi ou celle du monde – malgré une opposition apparente entre différents groupes de textes, notamment entre les prologues bibliques et les textes poétiques. Toutefois, les analyses lexicales ont mis en lumière le fait que certains mots clés, en particulier ceux qui concernent la connaissance et sa transmission, n’apparaissaient pas dans les oppositions. Par ailleurs, des passerelles sont apparues dans de nombreux cas, par exemple en ce qui concerne les rapports entre amélioration de soi et amélioration du monde, ou entre salut individuel et réforme de la société, dont se préoccupent autant la plupart des poètes que des auteurs de textes « religieux ».

J’espère donc avoir effectivement démontré à quel point il pouvait être fructueux d’envisager ensemble des œuvres et des genres littéraires généralement étudiés séparément les uns des autres. Presque tous les textes de mon corpus, à des degrés divers, ont participé tant à la construction d’une société anglaise spécifique qu’à une individuation des auteurs et de leurs lecteurs, sommés, dans la plupart des cas, d’être conscients de la nécessité de se conduire en bons chrétiens – quand bien même la définition du bon chrétien était mouvante – mais aussi de leurs responsabilités au sein de la société et du monde dans lesquels ils (ou elles) vivaient, ce qui ne signifie pas qu’il n’y a pas eu, dans ce processus, de tâtonnements, de revers, ou de retournements liés aux contraintes contextuelles et aux transformations historiques. Et cela a eu à voir aussi, avec la langue dans laquelle ces textes ont été écrits, elle-même en développement mais participant intégralement à la formation progressive de nouvelles pratiques discursives et sociales.

Si j’ai entrepris cette expédition au cœur de la fabrique de l’anglais, c’est bien, en effet, parce que j’ai souhaité montré que, pour comprendre une société et ses évolutions, l’historien (et plus généralement le chercheur en sciences humaines) doit prendre en compte la langue et la littérature – ou plutôt les langues et les littératures – non comme des reflets ou des illustrations de la société dans laquelle elles s’inscrivent, non comme des entités atemporelles et parfois sacralisées, mais comme des éléments constituants de cette société et participant pleinement à ses transformations, réelles et idéelles.