1. Accueil
  2. Séminaire sur le médiévalisme
  3. Séminaire 2022
  4. Médiévalisme et espace - introduction

Les dimensions spatiales du médiévalisme (une courte introduction)

Avertissement : Ces quelques réflexions ne constituent que des pistes de travail…

Pour les références bibliographiques, voir ici.

Introduction

J’ai été interpellée, depuis mes premières réflexions sur le médiévalisme, par le fait que le Moyen Âge est souvent considéré comme un ailleurs :

« Il est licite pour un poète, s’il le veut et le peut, d’aller en Perse et en Inde et aussi en Grèce et au Moyen Âge : les ignorants et les paresseux ont le droit de ne pas le suivre ».

Cette phrase de Giose Carducci, qui date de 1879, est citée par Thomas di Carpegna Falconieri dans son ouvrage Médiéval et militant (Carpegna Falconieri 2015, p. 91). Et Falconieri de gloser cette citation : « Le Moyen Âge est un ailleurs spatio-temporel dans lequel on veut retourner, il est exotisme et sentiment » (ibid.). Ce constat renvoie immédiatement à ce que nous avions pu constater l’année dernière, à propos du parallèle entre le Moyen Âge et l’Orient (disponible ici). Nous ne quitterons d’ailleurs pas tout à fait cet ailleurs orientaliste puisqu’Annick Peters-Custot viendra nous parler de Constantinople et de ses incarnations lors de la prochaine séance.

Mais je voudrais cette année dépasser ce seul couple et aller un peu plus loin dans la réflexion sur les dimensions spatiales du médiévalisme, étant entendu que je me réfère à la première définition donnée par le Trésor de la Langue Française – un « milieu idéal indéfini, dans lequel se situe l’ensemble de nos perceptions et qui contient tous les objets existants ou concevables » –, tout en jouant, on le verra, sur différentes échelles. Si l’on s’en tient, toujours, à l’ouvrage de Carpegna Falconieri, une simple lecture montre à quel point ce dernier est influencé par la vision du Moyen Âge comme lieu, dans le sens d’une « portion déterminée de l’espace ». Voici un petit inventaire à la Prévert:

  • p. 20 : « le lieu autre qui s’oppose à la modernité » ;
  • p. 21 : un « lieu opaque, irrationnel et malveillant » et un « univers de symboles » ;
  • p. 23 : le « Moyen Âge comme un ailleurs, un lieu qui n’a pas de relation avec le contemporain » ;
  • p. 30 : « une terre d’ombre » ;
  • p. 123 : « un lieu poétique hors du temps » (ce qui est le comble du paradoxe, tout de même) ;
  • p. 125 : « un lieu de l’esprit » (à propos du Moyen Âge des chanteurs) ;
  • p. 129 : « un lieu d’antithèse, d’opposition aux modèles officiels » ;
  • p. 174 : « le lieu historique de l’origine de la nation ».

Et j’en ai surement oublié… mais on notera qu’une seule expression, la dernière, est reliée à une dimension explicitement historique, d’ailleurs hautement problématique. Les autres occurrences, on le voit, renvoient avant tout à des univers imaginaires ou symboliques, voire idéels.

Aux pages 75-76, l’auteur évoque aussi l’idée que « les lieux types [sous-entendus médiévalistes] dans lesquels se déroulent les histoires sont la cathédrale, la cité, la forêt, la lice du tournoi, le champ de bataille et naturellement le château ». Foisonnement de lieux, en tout cas, qui se font tour à tour sombres et lumineux, et l’on pourrait ici revenir à la dualité évoquée par David Matthews dans son ouvrage de 2015, qui oppose ce qu’il appelle le gothique-grotesque – dans le sens de sombre – et le romantique – pour lui lumineux. Cette opposition est, bien sûr, quelque peu simpliste, mais non toujours dénuée de sens.

L’idée de réfléchir plus avant sur les relations entre espace et médiévalisme m’est aussi venue à la lecture du numéro de la revue Médiévales paru en 2020, consacré aux séries (auquel j’ai eu le plaisir de participer), et qui est disponible en ligne. Trois articles sont en effet consacrés au rapport à l’espace et ses représentations dans les séries contemporaines, ceux de Florian Besson et Simon Hasdenteufel, Riccardo Facchini et David Iacono, et enfin Pierre-Brice Stahl, qui viendra nous parler de boréalisme.

Les premiers, notamment, soulignent, à propos de la scène d’un épisode de la saison 7 de Games of Thrones où l’on voit Cersei et Jaime Lannister discuter sur une carte de Westeros, littéralement puisqu’elle est dessinée au sol, que « deux visions de l’espace… se rencontrent et s’articulent, plus qu’elles ne s’opposent » reprenant ainsi à leur compte la distinction effectuée par Alain Guerreau dans un article de 1996 (Besson et Hasdenteufel 2020, p. 13) :

« La première, celle de Cersei, est proche de la géopolitique actuelle où l’on conçoit l’espace à partir des représentations cartographiques les plus fidèles et fonctionnelles possibles. L’espace, perçu depuis le haut, est découpé en tranches, ce qui participe de son abstraction et de son appropriation. La seconde, celle de Jaime, serait au contraire plus médiévale : ce sont les éléments sensibles et concrets de l’environnement naturel qui permettent à l’individu de se repérer » (ibid., p. 14).

Toutefois, le rapport à un espace « médiéval », et ils y incluent la question de la cartographie, serait plutôt, selon eux et sauf exception, « un vaste impensé » au sein des créateurs des séries qui oublieraient  « que la façon dont une société interagit avec le monde qui l’entoure […] est une construction historique » (ibid., p. 27).

On le voit, il s’agit là de deux voies d’approche apparemment différentes : la première, le Moyen Âge comme lieu, et la seconde, le rapport à l’espace au sein de productions culturelles contemporaines – mais à mon sens, l’une ne va pas sans l’autre, et réciproquement, dans la mesure où l’espace du médiévalisme englobe, me semble-t-il, un faisceau de représentations très diverses, et pas seulement au sens strict de l’appréhension de la spatialité. Les paysages, par exemple, sont un aspect très important de la question, qu’ils soient « naturels » (avec des guillemets d’autant que la notion de « nature » est évidemment à problématiser), « urbains » ou autres. Et d’autres approches sont possibles, je vais y revenir.

Pourtant, j’ai été quelque peu désappointée lorsque je me suis plongée dans une recherche bibliographique : les travaux sur ces questions complexes sont en effet dispersés. Le récent Cambridge Companion to Medievalism, par exemple, dirigé par Louise d’Arcens et publié en 2016, possède des chapitres sur la musique, le temps, la politique, etc., mais rien sur le rapport à l’espace ou à la spatialité. Seule l’architecture, notamment gothique et romantique, qui peut relever d’une dimension spatiale, est globalement bien traitée ; mais c’est une dimension spécifique que je ne traiterai pas pour elle-même sauf lorsqu’elle relèvera d’un lieu particulier, le sujet méritant sans doute une réflexion à part entière. Cela ne signifie certes pas que la bibliographie soit inexistante. On trouve des choses sur les représentations spatiales dans les productions audio-visuelles (cinéma et séries), je viens d’en citer un exemple – et Francis Mickus nous parlera du cinéma lors d’une prochaine séance – mais là encore, les synthèses sont rares. De même, il existe des études sur la cartographie, en particulier la cartographie imaginaire liée à la fantasy dont nous parlera Emmanuelle Vagnon au mois d’avril. Mais la dimension cartographique concerne aussi – et cela est moins analysé, à ma connaissance – les représentations qui se veulent historicisées, éventuellement destinées à un usage scolaire ; Fanny Madeline et Alexis Lycas aborderont la question lors de la quatrième séance de ce séminaire. Il existe davantage d’études, encore qu’il ne faille pas s’emballer, sur le tourisme, ainsi que, et de plus en plus, sur l’espace naturel et les paysages, y compris dans leurs dimensions politiques – je reviendrai plus loin sur ces deux aspects. Il y a là des jeux d’échelles du macro au micro. Du côté du macro, des études se penchent sur les vastes espaces représentés par les points cardinaux, qui sont aussi des concepts ou des notions à part entière – l’orientalisme, mais aussi le boréalisme dont nous parlera Pierre-Brice Stahl. Du côté du micro, il y a les lieux, ceux qu’évoquaient Falconieri que j’ai cité plus haut, dont les villes par exemple, auxquelles, en bon italien, il consacre un chapitre entier dans son livre.

Orient, Nord, cartographies (au pluriel), espaces cinématographiques… voilà pour le programme de cette année, qui n’épuise évidemment pas le sujet – il manque par exemple des aspects majeurs comme le problème de la perception des territoires ou encore celui des reconstitutions. J’espère cependant qu’il permettra d’ouvrir des chemins et des pistes. Pour ma part, je tenterai dans la suite de cette présentation de réfléchir sur quelques aspects des rapports entre espace et médiévalisme, de manière absolument non exhaustive mais ayant à voir avec une approche politique qui m’est chère. Je me pencherai en particulier sur l’appréhension de lieux existants et perçus comme médiévaux, même s’ils ne le sont pas, ce qui a à voir avec le voyage et, notamment, le tourisme (mais pas seulement) ; et la nature, dans une de ses incarnations les plus fondamentales de la perception contemporaine du Moyen Âge, la forêt. L’idée est bien d’amorcer une réflexion dans le but de mieux saisir, de mieux comprendre notre rapport contemporain au Moyen Âge – ce qui est bien sûr l’essence même du médiévalisme.

I. « Nous visitons le Moyen Âge seulement dans nos rêves »

Titre paradoxal, peut-être, pour évoquer quelques aspects de la perception vécue de lieux existants liés au Moyen Âge. Cette phrase est la conclusion du chapitre que David Matthews a consacré à différents lieux selon lui « médiévalistes » dans le troisième chapitre de son important ouvrage paru en 2015. Il fait notamment référence à « l’invention » du tourisme au xixe siècle et évoque, entre autres auteurs de la période, John Ruskin (1819-1900) qui, dans son célèbre ouvrage intitulé The Stones of Venice (1853), insiste sur le fait, particulièrement à propos de l’architecture gothique, qu’il s’agit avant tout de trouver des lieux où ses éléments « viennent ensemble afin d’avoir une vie propre » (Matthews 2015, p. 70). Autrement dit, le lieu visité doit toucher le voyageur au cœur, lui permettre de revivre, en quelque sorte, un voyage spatio-temporel. C’est là, à mon sens, une fibre majeure du tourisme, encore de nos jours.

Plus généralement, Matthews évoque tour à tour Notre-Dame (avant l’incendie…), la vieille ville reconstruite de Varsovie, le château de Guédelon, Oxford, des villages languedociens, Tintagel, la cathédrale Ste Marie de Sidney… et la région de Katine en Ouganda. Tous ces lieux, et je reviendrai sur certains d’entre eux tout en évoquant d’autres, n’ont pas le même statut, loin s’en faut – certains sont considérés comme « authentiques » même s’ils ne le sont pas, d’autres sont reconnus comme des reconstructions, d’autres encore sont totalement inventés. Et certains sont plus ou moins marqués par une « aura », au sens où l’entendait Walter Benjamin en 1939 dans L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, c’est-à-dire l’« unique apparition d’un lointain, si proche qu’elle puisse être » (p. 280). Là encore, c’est une manière de (re)vivre un instant particulier grâce à la contemplation d’un lieu, tout en soulevant le problème de la modernité. La problématique de Matthews est d’ailleurs la suivante :

« Je suggère que ce que nous visitons en réalité, quand nous nous rendons dans des lieux médiévaux, est la version contemporaine d’un site historique que nous ne pouvons expérimenter que dans sa modernité. Cette modernité peut, il est vrai, impliquer quelque chose qui a à peine été touché depuis le Moyen Âge (le château de Tintagel en Cornouailles) ; elle peut impliquer une reconstruction, qu’elle soit partielle (Notre Dame de Paris), substantielle (la citadelle de Carcassonne) ou presque totale (la Vieille Ville de Varsovie), ou elle peut impliquer quelque chose d’entièrement inventé (le château de Guénelon) » (Matthews 2015, p. 68).

Selon lui, on est donc dans un sens, tout de même, prisonnier de notre modernité. Et il catégorise donc les lieux selon leur degré de « réalité » si l’on peut dire – de l’hyper réel au simulacre, terme qu’il entend au sens que lui donne Baudrillard, c’est-à-dire, en fait, quelque chose de « vrai »… Il reprend aussi la remarque de Jerome de Groot qui souligne dans son ouvrage Consuming History (2009) à propos des reconstitutions historiques audio-visuelles, fictionnelles ou documentaires, que « ce type d’histoire voit le lieu comme un palimpseste, une série de cartes et de rencontres spatiales recouvertes les unes sur les autres » (p. 113). Personnellement, j’aime bien ce terme de palimpseste qui est dans son sens premier, je le rappelle, un manuscrit dont le texte original a été recouvert par un nouveau texte. Par extension, c’est une « œuvre d’art dont l’état présent peut laisser supposer et apparaître des traces de versions antérieures » (TLF). Il s’applique particulièrement bien à des lieux comme Notre Dame (et plus généralement aux bâtiments qui sont, on le sait, en perpétuelle évolution durant la période médiévale même).

1. Un palimpseste gothique… et politique

Mais cette idée de palimpseste renvoie aussi à quelque chose que Matthews n’évoque pas vraiment, du moins à propos des lieux non inventés ou non pensés comme médiévaux, à savoir une dimension politique – et Dieu sait si elle est présente en France – mais cela vaut évidemment pour l’histoire tout court. La « patrimonalisation », très en vogue – que l’on songe au loto du patrimoine initié par Stéphane Bern avec la bénédiction d’Emmanuel Macron – est éminemment politique. Les récentes controverses sur la reconstruction et le réaménagement intérieur de Notre Dame après l’incendie d’avril 2019 montrent à quel point il s’agit d’une affaire d’état, autant qu’un enjeu économique majeur – rappelons que le nombre de touristes ayant visité l’édifice en 2018 s’est élevé à 12 millions.

La flèche, par exemple, construite par Viollet-le-Duc et inaugurée en 1859, devait-elle être reconstruite à l’identique alors que tout le monde sait qu’elle n’a rien de médiéval ? Devait-elle être « modernisée » ? Ou devait-elle ne pas être reconstruite ? La réponse est tombée en juillet 2020 : c’est la première option qui l’a emporté… et c’est l’Élysée qui a tranché… Cela n’avait rien d’évident, mais dans l’imaginaire contemporain, la flèche est médiévale. La polémique a grondé également sur le réaménagement intérieur de la cathédrale (et je vous épargne les querelles politico-liturgiques au sein même de l’Église – voir l’article de Laurent Carpentier dans Le Monde daté du 2 décembre 2021 sur la question). Le projet de modernisation proposé par le diocèse de Paris et approuvé le 9 décembre 2021 par la Commission nationale du patrimoine et de l’architecture, a en effet suscité un tollé général, notamment (mais pas seulement) en ce qui concerne le « parcours » des visiteurs, avec le projet d’exposition d’œuvres contemporaines ainsi que celui d’un éclairage projetant des phrases des Évangiles dans différentes langues. Nombre de personnalités, dont Stéphane Bern et Alain Finkielkraut, mais aussi des collègues historiens, historiens de l’art et conservateurs, s’en sont émues dans une tribune publiée dans le Figaro et la Tribune de l’Art le 7 décembre. Selon eux :

« Aujourd’hui, cette résurrection est gravement compromise par un projet d’aménagement de l’intérieur du monument. Le diocèse de Paris veut en effet profiter du chantier de restauration pour transformer l’intérieur de Notre-Dame en un projet qui en dénature entièrement le décor et l’espace liturgique. […] Respectons l’œuvre de Viollet-le-Duc, respectons le travail des artistes et des artisans qui ont œuvré pour nous offrir ce joyau, respectons tout simplement les principes patrimoniaux d’un monument historique. Ce chantier de restauration doit nous permettre de retrouver l’authenticité du lieu et de son expérience, en replaçant les bonnes œuvres aux bons endroits, dans une harmonie et une cohérence d’ensemble. La France fera l’admiration de tous pour avoir su mener une restauration qui restituera au monde un monument sublime » (Tribune du 7 décembre 2021).

Mais qu’est-ce que l’authenticité ? Tout médiéviste sait déjà, je l’ai noté, qu’une église était souvent déjà un palimpseste au Moyen Âge, formée de couches successives au gré des destructions et des reconstructions, même si, comme l’a souligné David Matthews, on peut déceler une tendance à fixer un artefact médiéval dans un temps précis – en l’occurrence, Notre Dame serait avant tout une église gothique du xiiie siècle.

2. Du Larzac à Brocéliande

L’exemple de la cathédrale parisienne est certes spectaculaire, mais cette problématique de l’« authenticité » d’un lieu est à l’œuvre dans des cas innombrables, par exemple pour les châteaux et villages du Languedoc associés à l’époque cathare avec une dimension romantique. Le pays cathare est aujourd’hui une marque qui a été déposée en 1992 par le département de l’Aude et le site internet «Ballade en pays cathare» présente « 22 sites d’exceptions », châteaux, abbayes, cités médiévales et musées. Pourtant, nombre des lieux languedociens ont une histoire bien plus large. Ce qui n’empêche pas, selon Matthews, que même des activités touristiques tout à fait contemporaines – il cite l’exemple du kayak ! – sont médiévalisées, c’est-à-dire « conduites sous le signe du Moyen Âge » (Matthews 2015, p. 73).

Photographie du village de la Covertoirade dans le Larzac

À cet égard, la présentation du site internet du village de La Couvertoirade, un des plus beaux villages de France situé dans le Larzac (encore du patrimoine…), qui apparaît pour la première fois dans un chartrier du xie siècle et qui abrita les Templiers puis les Hospitaliers, est d’emblée assez savoureuse :

« Posée au cœur du plateau du Larzac, la Cité de La Couvertoirade possède l’aura de ces villages de légende où s’entremêlent les tumultes de l’Histoire et la beauté paisible d’une contrée préservée. Ici, mille ans d’histoire vous accueillent. Poussez les portes des remparts hospitaliers et osez vous perdre dans les ruelles. Découvrez le four banal, l’église, l’unique château templier de France, et la plus grande lavogne 1 du Larzac. Entre chantepleures et avaloir, l’eau, or bleu du causse, raconte l’histoire des habitants. Là règne le pacte des pierres ; partout la lumière ardente de la mémoire révèle des secrets remarquablement conservés » (site internet du village).

Nous voici à la fois dans la « grande histoire », dans l’histoire quotidienne et « domestique », le tout en intrication avec des éléments naturels, l’eau en occurrence. De ce fait, le village ne donne pas seulement à voir du « médiéval ». Un petit film touristique évoque le destin des bergers et de la transhumance à l’époque contemporaine. Et la dernière phrase de la présentation historique sonne comme un aveu : « Comme partout le village sera touché par l’exode rural mais la qualité de son patrimoine lui a permis de revivre ». Les enjeux économiques sont là encore majeurs, même à cette échelle locale. Il s’agit bien de mettre en valeur économiquement un patrimoine permettant de contrer la désertification d’une région déjà peu habitée et qui est loin d’être seulement « médiévale ». Mais les enjeux sont également politiques, au moins au niveau régional puisqu’il s’agit aussi de mettre en relief l’identité spécifique de l’Occitanie – l’occitan apparaissant littéralement à tous les coins de rue.

La question de l’« authenticité » est donc majeure, à mon sens, tant pour des raisons économiques et touristiques que politiques, mais aussi pour notre rapport à l’histoire et notre perception de l’espace médiéval – et contemporain (on en revient à la modernité évoquée par David Matthews) – ainsi que pour la construction d’une identité, souvent locale. On retrouve cette problématique dans bien d’autres cas, concernant par exemple les très nombreuses fêtes et foires médiévales, toujours plus nombreuses depuis les années 1990, organisées dans les villages et les villes, notamment là où les traces médiévales sont encore prégnantes. C’est le cas dans la cité toscane de Sienne par exemple, célèbre pour son pallio (une course de chevaux où s’affrontent des habitants des différents quartiers de la ville). Tommaso di Carpegna Falconieri a ici montré que « la formule […] parcourt de nouveau un chemin déjà expérimenté et fortement imprégné d’idéalisme politique, pris dans son acception civique/identitaire, au point de s’avérer clairement néoromantique » (Carpegna Falconieri 2015, p. 107). Mais il ajoute un peu plus loin que « l’utilisation du Moyen Âge comme outil de marquage identitaire peut aussi constituer, dans certains cas, la déclaration involontaire d’une perte de mémoire collective et elle peut être, simultanément, la tentative de démentir cette perte, en ne recourant pas cependant à l’histoire et à sa métamorphose en un sens mythique » (ibid., p. 108-109). Sauf qu’il conclut que, paradoxalement, cette appétence pour le Moyen Âge engendre des productions bien plus globalisées qu’on ne pourrait le penser au premier abord – et il est vrai qu’il suffit de parcourir les « marchés médiévaux » des petites villes françaises pour s’apercevoir qu’ils se ressemblent un peu tous…

Il faut toutefois souligner que certains lieux « inventés » peuvent aussi être porteurs d’un sentiment d’authenticité, par exemple le château de Guénelon, dont le projet de construction a commencé en 1995 et qui constitue encore à ce jour un haut lieu de l’archéologie expérimentale dont l’objectif est bien de construire un « vrai » château fort médiévale du xiiie siècle avec les méthodes du temps. L’authenticité recherchée réside ici dans le processus même de construction du lieu par des bénévoles pour l’essentiel, sous les yeux des visiteurs qui « voient » le Moyen Âge en action. Inversement, des ruines qui n’ont jamais été restaurées, comme le château de Tintagel, paraissent d’emblée authentiques même s’il n’y a en réalité presque rien à voir, jusqu’à ce qu’on soit dans le village proche… qui fait plutôt penser à Disneyland.

Jusqu’à présent, j’ai surtout évoqué des lieux construits, mais il existe d’autres types de lieux qui relèvent plutôt de l’environnement «naturel». C’est le cas, par exemple, des lieux arthuriens, qui engendrent souvent un tourisme de masse. La forêt de Brocéliande, identifiée à la forêt de Paimpont dans l’Ille-et-Vilaine, est bien sûr un incontournable en la matière. Or, comme Sienne ou Provins, c’est aussi un lieu où se construit une identité locale forte, bretonne en l’occurrence, identité qui passe par un imaginaire fort comme le suggère la page d’accueil du « portail touristique » de la forêt :

« Aujourd’hui, c’est la forêt la plus importante de Bretagne par sa superficie mais aussi et sûrement par son rayonnement.

Bienvenue au pays des contes et légendes, sur les traces du Roi Arthur et de l’Enchanteur Merlin, au cœur d’une nature préservée où s’entremêlent histoire et imaginaire.

Brocéliande vous invite à un voyage intérieur, “elle est cette part de mystère qui palpite encore au fond de nous”. En famille ou entre amis, elle vous offre un espace sans limites pour rêver sans artifices, partager, se retrouver, et vivre des moments authentiques » (page d’accueil du site de Brocéliande).

On a là un condensé d’imaginaire médiévaliste : le pays des contes et légendes, une nature préservée, etc. mais dans le même temps, l’authenticité est à nouveau revendiquée et l’histoire même est convoquée. Mais quelle histoire si ce n’est une histoire de l’imaginaire ? Brocéliande renvoie à un ailleurs littéraire et certainement pas à une quelconque «réalité historique» même si, bien sûr, la littérature est un objet d’histoire – sauf que la plupart des visiteurs de Brocéliande n’ont pas forcément lu les romans médiévaux… C’est toute la contradiction de la construction d’un patrimoine à forte teneur identitaire autant que touristique.

Carte de la forêt de Brocéliande

On le voit avec la légende de la carte touristique qui mêle là encore une dimension médiévaliste avec d’autres éléments – sont signalés pêle-mêle les arbres remarquables, les communes du patrimoine rural, les églises ou chapelles remarquables, les calvaires (des monuments religieux particulièrement spécifiques à la Bretagne), le patrimoine bâti remarquable (ce qui ne veut pas dire grand chose…), etc. Un vaste fourre-tout, «remarquable» finalement mais qui, dans l’imaginaire de nombreux visiteurs reste définitivement «médiéval» ne fut-ce que parce qu’ils ont probablement lu la présentation susdite.

La forêt de Brocéliande n’est d’ailleurs pas exempte de récupérations pour le moins douteuses. Je n’en donnerai qu’un seul exemple, qui m’a frappée, je dois le dire. Le site Breizh-info, qui se décrit comme « un média indépendant traitant de l’actualité bretonne et internationale » mais qui est en fait clairement un site d’extrême-droite, voire d’ultra-droite, fait froid dans le dos. À côté d’articles sur l’ensauvagement, la brunisation de la société ou la sécession de la Bretagne, les articles récents fourmillent de références antivax particulièrement vigoureuses. Et c’est là que l’on retrouve de manière inopinée, pour le moins, Brocéliande : un article de juillet 2021 décrit le tournage d’un clip pour une chanson d’un certain Christoff, intitulée Coronafolie, contre la politique sanitaire du gouvernement pour lequel un manoir de la forêt a été, je cite, « investi ». Et l’article de conclure que c’est « Un projet d’une envergure jamais vue dans nos milieux artistiques qui pourrait marquer un tournant dans les productions patriotes à venir et notamment en Bretagne ». Pauvre Brocéliande…

3. Obscurs espaces : de l’Irlande à l’Afrique

De fait, l’espace du médiévalisme est parfois bien sombre. La série Game of Thrones a en grande partie été tournée en Irlande du Nord – et pas seulement pour la beauté des paysages, les avantages fiscaux ayant joué un rôle non négligeable… Dans un effet de retour, le succès de la série a provoqué un rebond exceptionnel du tourisme avec des retombées économiques majeures – des dizaines de millions de dollars par an. Il suffit de parcourir la pléthore de sites internet sur les lieux de tournage de GoT, ainsi que sur la visite des studios pour s’en rendre compte, à commencer par le site de l’office du tourisme de l’Irlande du nord, qui a même produit une carte spécifique :

La carte ci-contre est intitulée « The Real Westeros », ce qui a été largement repris dans le monde des blogs de voyage et ce d’autant plus que George Martin lui-même a reconnu que la forme de Westeros était un peu une Irlande (mais une Irlande complète si je puis dire) inversée. Je ne sais pas si Martin s’en est rendu compte mais c’est là que le trouble se dessine, une noire ironie selon les auteurs d’un article éclairant sur le médiévalisme politique irlandais intitulé « The North Remembers : The Uses and Abuses of the Middle Ages in Irish Political Culture » paru en 2017.

Car l’Irlande du Nord reste évidemment marquée par les profondes divisions qui la hantent, particulièrement depuis la guerre civile (pudiquement appelée The Troubles) de la seconde moitié du xxe siècle – et les troubles actuels liés au Brexit sont venus nous rappeler que tout n’était pas réglé, loin de là, comme l’a remarqué, par exemple, l’écrivain irlandais Mark O’Connell dans une tribune publiée dans le New York Times en 2019. Il y a donc effectivement un humour singulièrement noir à comparer l’Irlande du Nord à Westeros, elle-même terre de divisions pour le moins. Les intérêts économiques ont peut-être un temps réduit au silence les divisions politiques et sans doute la majorité des touristes n’en a-t-elle cure. Mais cette comparaison malheureuse soulève le problème aigu de l’instrumentalisation d’un espace médiévalisant imaginaire et les risques de dérapage que cela comporte…

Dernier exemple, et je reviens une dernière fois à David Matthews, qui dénote un autre type de malaise, la comparaison de l’Afrique, et plus particulièrement en l’occurrence la région de Katine en Ouganda, avec le xive siècle. En 2007, le Guardian, qui est un peu l’équivalent du Monde au Royaume-Uni et donc a priori un journal sérieux, a lancé une campagne pour « sauver » la région du Moyen Âge, influencé par un livre de l’économise Paul Collier publié la même année, intitulé The Bottom Billion. Selon lui, les pays pauvres, particulièrement ceux d’Afrique et d’Asie centrale, « coexistent avec le xxie siècle, mais leur réalité est le xive siècle : guerre civile, peste, ignorance (cité par Matthews 2015, p. 88). On est là dans une collision spatio-temporelle qui réitère les clichés les plus éculés d’un Moyen Âge barbare et arriéré pour soutenir une vision qui ne me semble pas très loin d’une pensée néo-coloniale. Nous retournons là au Moyen Âge comme un ailleurs, bien noir.

Dans tous les cas évoqués, pour différents qu’ils soient, la référence au Moyen Âge incarné n’est donc jamais innocente. Elle possède une véritable portée économique, politique ou les deux. Il en est de même pour les forêts.

II. La forêt dans tous ses états (d’âme)

Ce titre fait référence à Gaston Bachelard qui, dans sa Poétique de l’espace paru en 1957, notait que la forêt était « un état d’âme » (p. 171), après avoir souligné que :

« Cette “immensité” [de la forêt] naît d’un corps d’impressions qui ne relèvent pas vraiment des renseignements du géographe. Il n’est pas besoin d’être longtemps dans les bois pour connaître l’impression toujours un peu anxieuse qu’on “s’enfonce” dans un monde sans limité. Bientôt, si l’on ne sait où l’on va, on ne sait plus où l’on est » (p. 170).

Cela résonne à mon sens fortement avec la forêt médiévale ou médiévalisée… La forêt, dont on a vu en introduction qu’elle faisait partie des lieux les plus stéréotypés du médiévalisme et que l’on a déjà évoquée avec l’exemple de Brocéliande, est souvent considérée comme un espace naturel par excellence, surtout la forêt « primaire » ou « primitive », c’est-à-dire celle qui n’a pas subi la main de l’homme, aujourd’hui réduite à la portion congrue et menacée de disparition. Robert Harrison, dans son ouvrage célèbre intitulé Forests – The Shadows of Civilisation publié en 1992 (et traduit en français sous le titre Forêts. Essai sur l’imaginaire occidental), a souligné que « De l’arbre de la famille à l’arbre de la connaissance, de l’arbre de vie à l’arbre de mémoire, les forêts ont fourni une ressource indispensable de symbolisation dans l’évolution culturelle de l’humanité » (p. 8 de l’édition anglaise).

Durant l’époque romantique, la forêt est de fait un symbole majeur de ce « paradis perdu » qu’est la nature médiévale face à l’industrialisation et à l’urbanisation à tout va, que ce soit, d’ailleurs, dans une optique conservatrice ou progressiste (voir ici pour plus de détails). C’est aussi, pour beaucoup, une des racines du gothique. Chateaubriand l’a rappelé en France, ainsi que Ruskin en Angleterre, mais cette association remonte en réalité beaucoup plus loin. Selon Paul Frankl, cité par Michael Alexander en effet :

« En 1510, dans le rapport du pseudo-Raphael […], la théorie selon laquelle le style gothique trouve son origine dans les forêts, parce que les Germains ne pouvaient pas abattre les arbres, mais liaient ensemble les branches des arbres vivants, créant ainsi l’arc pointé, est pour la première fois avancé. Cette théorie selon laquelle le style gothique était né dans les forêts de Germanie a perduré avec une incroyable ténacité, parfois sous une forme littérale, et parfois sous forme métaphorique » (Alexander 2007, p. 251-252).

1. Forêt et sylve

En l’occurrence, l’image et la comparaison sont ici plutôt lumineuses, ou au moins romantiques au sens positif du terme. Mais la forêt est toujours ambivalente, et ce depuis le Moyen Âge lui-même. Certes, elle peut être un lieu de vie et de production, en particulier sur ses bordures, comme l’a rappelé Andrée Corvol-Dessert dans sa préface au récent recueil, La forêt au Moyen Âge, dirigé par Sylvie Bépoix et Hervé Richard et paru en 2020, qui représente un effort interdisciplinaire bienvenu pour l’aborder tant dans ses représentations que dans ses usages :

« Les populations privilégiaient les essences qui repoussent bien de souche, taillis à rotation rapide en bordure de finage : on charbonnait tout ce qui échappait au chauffage […] ; on nourrissait bovins et ovins dans les étendues assez claires pour que l’herbe y poussât dru et, au besoin, on abattait, on étouffait, on étranglait, bref, on “charmait” les arbres dont le volume interceptait la lumière. […] Ces bois nourriciers et industriels, où retentissaient cris et interpellations, loges et ateliers ne manquant pas, constituaient un univers familier » (Bépoix et Richard 2020, p. 10).

Quant au mot même de forêt, du latin forestis, c’est à l’origine un terme juridique désignant d’abord la forêt royale. De fait, la forêt, c’est aussi le lieu de la chasse, activité ô combien importante au Moyen Âge et très tôt régulée – en Angleterre par exemple, la loi de la forêt, instaurée par Guillaume le Conquérant après la conquête de 1066 et largement raffinée par la suite, entend circonscrire son usage et, paradoxalement, ne recouvre d’ailleurs pas que des territoires forestiers ; mais elle est extrêmement stricte en ce qui concerne la chasse. Cela dit, la forêt est aussi le monde des brigands et des hors-la-loi, à commencer par Robin des Bois sur lequel je reviendrai dans quelques instants, d’autant que sa forêt est tout autant une forêt sauvage qu’une forêt civilisée.

C’est avant tout la sylve, du latin silva, « dense et vierge d’intervention humaine » (p. 16), qui représente une altérité profonde, un symbole anthropologique essentiel de la division entre civilisation et nature sauvage, mais arpenté néanmoins, ce que Jacques Le Goff avait déjà largement souligné en son temps dans L’imaginaire médiéval :

« Ni la forêt ni le désert ne sont des sauvageries intégrales, ni des solitudes absolues. Ils sont les lieux de l’extrême marge où l’homme peut s’aventurer et y rencontrer d’autres hommes, à la limite ces hommes sauvages… » (Le Goff 1985, p. 71).

Et par là-même, elle est aussi l’espace du divin, notamment dans le monde celtique – que l’on songe aux premières incarnations de Merlin/Myrddin qui relèvent justement de l’homme sauvage. Dans la littérature médiévale, au moins française, la forêt est souvent le refuge des ermites, des chevaliers errants en quête d’aventure ou de rédemption, mais aussi, je cite encore Andrée Corvol-Dessert des «êtres d’exceptions : vieillards philosophes ou chasseurs sacrilèges, princesses charmantes ou sorcières hideuses, dragons cracheurs de feu ou fauves sanguinaires» (Bépoix et Richard 2020, p. 11). Elle peut être un passage entre les mondes, un lieu d’initiation mais aussi un lieu de perdition. Dans tous les cas, elle constitue un espace merveilleux (au sens d’étrange), dont l’imaginaire a largement été repris dans les productions médiévalistes et avec d’autant plus de facilité qu’il est, on l’a vu, multiple et extrêmement riche.

2. Écocritique et ecomedievalism

Depuis les années 1960-1970, la nature soi-disant « préservée » du Moyen Âge est parfois devenue une référence pour l’écologie politique, souvent par le biais de la fantasy (et je renvoie ici au livre de William Blanc, Winter is coming, paru en 2019), ainsi que pour son pendant académique, l’ecocriticism, l’écocritique en français. C’est «un champ des études littéraires qui considère la relation des êtres humains à l’environnement» (définition trouvée sur un des sites de l’Environmental Humanities Initiative). Le livre de Harrison, même s’il n’emploie pas le terme, en relève manifestement. Comme il le souligne dans sa préface :

« Ce que j’espère montrer est la manière dont nombre de mémoires non dites, d’anciens rêves et peurs, des traditions populaires et des mythes et symboles plus récents s’évanouissent dans les feux de la déforestation sur lesquels nous entendons tant de choses aujourd’hui et qui nous troublent pour des raisons que nous ne comprenons pas souvent complètement de manière rationnelle mais auxquels nous répondons à un autre niveau de mémoire culturelle » (Harrison 1992, p. xi). [pour le concept de mémoire culturelle, voir Jan Assmann[1]]

Depuis le début des années 1990, le champ est en expansion rapide et, comme c’est le cas pour beaucoup de champs, ou studies (cultural studies, gender studies…), il est également apparu dans les études sur le médiévalisme ou les nombreux « néomédiévalismes ». Il y a quelques années, d’ailleurs, un néologisme anglais est apparu, l’ecomedievalism, qui a même fait l’objet d’un volume entier des Studies in Medievalism en 2017. L’éditeur du volume Karl Fugelso part du constat que :

« L’idéalisation de la nature, particulièrement en tant qu’elle était supposée exister durant le Moyen Âge, croît en proportion avec l’exposition du médiévaliste à l’industrialisation, l’urbanisation, le consumérisme, et d’autres maux associés au modernisme » (p. xii).

Et Valerie Johnson d’ajouter dans un article de 2015 que l’objectif de l’ecomedievalism est, dans le cadre d’une approche interdisciplinaire, de :

« Problématiser les fantaisies construites de la nature qui remplissent les histoires néomédiévales » et de « permettre […] la considération de la manière dont les paysages médiévaux dans les textes néomédiévaux constituent une écologie socialement construite » (p. 32).

Mais il n’y a pas que des textes, il y a aussi des lieux encore «vivants». C’est le cas de la forêt de Sherwood.

3. Sherwood

Dans les premières mises par écrit de la légende de Robin des Bois, au xve siècle, la forêt (qui n’est pas toujours la forêt de Sherwood) apparaît de manière idéalisée – c’est la greenwood (verte forêt), par opposition à la mirkwood (sombre forêt). Selon Stephen Knight et Thomas Ohlgren, qui ont édité ces premières œuvres, elles réunissent, à des degrés divers, les principaux ingrédients du mythe du hors la loi dans ce cadre forestier avec la construction, d’un «rêve d’une communauté et d’une autoprotection de la yeomanry, un ensemble de valeurs qui cadre avec la réalisation d’un monde pleinement naturel, où les villes, l’argent, les lettres, les sceaux royaux et les institutions de la religion et du commerce sont jugés menaçants et, dans la fiction au moins, peuvent être confrontés avec succès ». Anthony Pollard va encore plus loin dans l’interprétation politique des premiers récits sur Robin : « Il défie, en fin de compte, l’autorité du roi. La forêt verdoyante offre un ordre social alternatif et une alternative de loi “populaire”. […] La forêt de Robin des Bois est donc un lieu ou l’impossible peut arriver ; c’est un paradigme de la société comme elle devrait être. Dans cette interprétation, […], Robin des Bois, le bandit social archétypal est un révolutionnaire social envisageant une idéalisation de l’anarchie comme une alternative à la monarchie ». Pollard va peut-être un peu loin, mais il est indéniable que la verte forêt représente un lieu alternatif où, malgré la violence intrinsèque du hors-la-loi, il fait bon vivre (pour les références et plus de détails sur ces questions, je me permets de vous renvoyer à mon article sur le yeoman à la fin du Moyen Âge, en ligne ici).

D’ailleurs, dans les siècles suivants, lorsque Robin est de plus en plus considéré comme un aristocrate, certes déchu à un moment mais qui finit par retrouver ses droits, la verte forêt reste le lieu de la « joyeuse Angleterre » idéalisée par excellence, ce que l’on retrouve par exemple dès la première page de l’Ivanhoé de Walter Scott (1819), qui a définitivement planté le décor, si l’on peut dire, pour les déclinaisons postérieures de la légende :

« Dans ce charmant district de la joyeuse Angleterre qu’arrose le Don, s’étendait, aux jours reculés, une vaste forêt qui couvrait la plus grande partie des montagnes pittoresques et des riches vallées qui se trouvent entre Sheffield et la gracieuse ville de Doncaster. […] Là, autrefois, revenait le dragon fabuleux de Wantley ; là, furent livrées plusieurs des batailles désespérées qui ensanglantèrent les guerres civiles des Deux-Roses ; là encore, fleurirent, aux anciens jours, ces troupes de vaillants outlaws dont les actions ont été popularisées par les ballades anglaises » (traduction probable d’Alexandre Dumas, 1820).

Un peu plus loin, il procède à une longue description de la forêt en question – en voici le début :

« Des centaines de chênes aux larges têtes, aux troncs ramassés, aux branches étendues, qui avaient peut-être été témoins de la marche triomphale des soldats romains, jetaient leurs rameaux robustes sur un épais tapis de la plus délicieuse verdure. Dans quelques endroits, ils étaient entremêlés de hêtres, de houx et de taillis de diverses essences, si étroitement serrés, qu’ils interceptaient les rayons du soleil couchant ; sur d’autres points, ils s’isolaient, formant ces longues avenues dans l’entrelacement desquelles le regard aime à s’égarer » (ibid.).

Valerie Johnson, qui a étudié les représentations de la forêt dans certaines productions audiovisuelles mettant en scène Robin – la série diffusée par la BBC entre 2006 et 2009, le film de 1939 réalisé par Michael Curtis avec Errol Flynn et le film de 2010 de Ridley Scott avec Russel Crowe (même si, dans ce dernier, la forêt n’apparaît qu’à la toute fin du film) – suggère que ces productions usent d’une « rhétorique de la verdure » (greenry en anglais) qui constitueraient une métonymie visuelle de Robin, tout en créant un sens de l’authentique (on y revient…) ainsi qu’un « composant puissant dans des histoires qui préconisent des réformes » (p. 35-36). Et elle conclut que « nos environnements sont autant un récit que nos propres histoires » (p. 37).

—————-

[1] Selon Clotilde Coueille, « la mémoire culturelle peut être définie comme un ensemble de vérités fixées sous la forme de souvenirs de faits, de figures ou de lieux historiques ou non (mythiques…) appartenant au passé, qui sont rattachées à une doctrine, c’est-à-dire à une idée existant au sein d’un groupe durable et étendu et qui, pour être crue, se réclame d’une tradition vivante et de témoignages humains ». (Mémoire en jeu, revue en ligne, 2016, section encyclopédie critique).

Cela semble particulièrement pertinent pour la forêt de Sherwood qui est aussi une « vraie » forêt et même une réserve naturelle majeure en Angleterre, même si elle est, comme les autres lieux que nous avons évoqué dans la première partie, arpentée par les visiteurs et qu’elle abrite un festival annuel et toutes sortes d’événements. L’arbre sur la photo ci-contre est censé être celui où Robin réunissait ses compagnons…

Là encore, les enjeux économiques liés au tourisme sont importants, mais les enjeux politiques aussi. La forêt de Sherwood s’est notamment retrouvée à la une des journaux en 2017, lorsque la société pétrochimique britannique INEOS a envisagé des études pour exploiter du gaz de schiste – ce qui est autorisé au Royaume-Uni. L’ONG Friends of the Earth a lancé une pétition qui a recueilli des centaines de milliers de signatures. L’entreprise a reculé, pour le moment au moins, mais la forêt de Sherwood constitue désormais en Angleterre un des symboles de la lutte pour la préservation de l’environnement – il existe même, désormais une branche spécifique de l’ONG, la Sherwood Friends of the Earth… Sherwood est donc inséparable de Robin qui n’est pas seulement un symbole dans le domaine social, mais aussi dans le domaine écologique – en France, l’ONG Robin des Bois, fondée en 1985, est d’ailleurs une des plus anciennes associations françaises de défense de l’environnement.

4. Les forêts de Tolkien

L’œuvre de Tolkien, lequel est pourtant moins progressiste que son précurseur William Morris, le véritable créateur de la fantasy, a également inspiré les écologistes, cela est bien connu. David McTaggart, par exemple, un des fondateurs de Greenpeace, l’a évoqué lors de l’action fondatrice de l’ONG contre les essais nucléaires français à Mururoa en 1972 – je reprends la traduction de William Blanc et  renvoie à son livre de 2019 pour la référence complète :

« Je lisais Le Seigneur des anneaux. Je ne pouvais pas m’empêcher de faire des parallèles entre notre propre fraternité et la dure quête des Hobbits au milieu des landes volcaniques de Mordor, fief du Seigneur des Ténèbres qui vivait dans sa forteresse entourée de guerriers féroces, son Œil maléfique scrutant sans cesse à la recherche d’intrus ».

Les interprétations « écologiques » de Tolkien foisonnent depuis l’origine des études critiques sur l’œuvre de l’universitaire d’Oxford et plus encore depuis le début des années 2000. Selon Tatjana Silec, dans sa notice « Lectures écocritiques » du Dictionnaire Tolkien dirigé par Vincent Ferré, plusieurs courants se dégagent, dont l’un serait plutôt selon elle d’inspiration chrétienne (le livre de Dickinson et Evans par exemple), et l’autre plutôt d’inspiration « New Age » (ou en tout cas, dans une veine écologique areligieuse, comme le livre de Curry). Toujours selon elle, il faudrait également distinguer, à l’instar des deux grandes branches de l’écologie anglo-saxonne, entre ceux qui militent pour « l’intégrité des systèmes écologiques » et ceux qui sont davantage tournés vers le développement durable.

Parmi ces derniers, Patrick Curry évoque par exemple la notion de stewardship (intendance), particulièrement incarnée par Sam le Jardinier à qui Galadriel offre une graine d’arbre d’or de la Lothlorien et qu’il plantera, à la fin du Seigneur des Anneaux, dans la Comté après son nettoyage suite à sa quasi-destruction par Saroumane et ses agents, épisode, soulignons-le qui n’apparaît pas dans le film de Peter Jackson alors qu’il était très important pour Tolkien, formant un regard avec les trois premiers chapitres du livre, exclusivement consacrés à la douceur de vivre dans la champêtre Comté.

Inversement, selon Anna Martinez, certaines conceptions de Tolkien, concernant notamment les mondes elfiques, relèvent plutôt de la deep ecology, l’« écologie profonde », un mouvement philosophique qui « se caractérise par la défense de la valeur intrinsèque des êtres vivants et de la nature, c’est-à-dire une valeur indépendante de leur utilité pour les êtres humains » (Wikipédia). A minima, l’intrication entre la nature est les êtres qui l’habitent est totale. Et elle souligne notamment que « La sagesse écologique des elfes leur permet de soigner et de maintenir la terre, créant un espace construit écologiquement. Cet espace, à son tour, crée un sentiment d’éveil chez les étrangers ». Elle fait surtout référence à la Lothlorien qui est une forêt habitée au sens propre du terme puisque les elfes vivent littéralement dans les arbres. C’est Sam, à nouveau, qui résume admirablement la situation : « Il est difficile de dire si c’est eux qui ont fait le pays ou si c’est le pays qui les a faits, si vous voyez ce que je veux dire » (p. 394).

Les forêts – et peut-être plus encore les arbres – jouent donc un rôle majeur dans l’œuvre de Tolkien, mais on y retrouve une ambivalence toute médiévale, que l’auteur clarifie dans une lettre de juin 1972 en réponse au rédacteur en chef du Daily Telegraph qui avait évoqué dans un article intitulé « La sylviculture et nous », un « lieu lugubre à la Tolkien ». La lettre vaut d’être citée dans son ensemble car elle dit à mon sens beaucoup de son rapport à la forêt :

« En ce qui concerne la page 18 du Daily Telegraph du 29 juin, je trouve qu’il est injuste d’utiliser mon nom pour qualifier un lieu de “lugubre”, surtout dans le contexte où il est question d’arbres. Je prends dans toutes mes œuvres le parti des arbres contre tous mes ennemis. La Lothlórien est belle parce que les arbres y sont aimés ; ailleurs, les forêts apparaissent en train de s’éveiller à leur propre conscience. La Vieille Forêt était hostile aux créatures à deux jambes en raison du souvenir de nombreuses blessures. La forêt de Fangorn était ancienne et belle, mais à l’époque de cette histoire, crispée par l’hostilité parce que la menaçait un ennemi aimant la machine. La Forêt Noire était tombée sous la domination d’une Puissance qui détestait toutes les choses vivantes mais sa beauté fut restaurée et elle devint Verbois-le-Grand avant la fin de l’histoire. Il serait injuste de comparer la Commission de Sylviculture à Sauron dans la mesure où vous faites remarquer qu’elle est capable de se repentir ; mais rien de ce qu’elle fait de stupide ne se compare avec les destruction, les tortures et les meurtres infligés aux arbres par des individus isolés et des institutions officielles secondaires. Le bruit sauvage de la scie électrique n’est jamais loin partout où l’on trouve encore des arbres en train de pousser » (Tolkien, lettre n°339, p. 799-800 de l’édition française).

Les forêts ont donc une vie propre et portent, comme l’a souligné Isabelle Pantin, le poids de leur vieillesse. La Forêt Noire – Mirkwood – par exemple, traversée par Bilbo et les nains dans le Hobbit, est le plus grand vestige de la forêt primordiale de la Terre du Milieu, mais elle a été corrompue par Sauron lorsque ce dernier s’installa dans sa partie sud, à Dol Guldur, au début du Troisième Age, transformée en forêt de ténèbres. Elle est toutefois rédimée après la destruction de l’Anneau et redevient une verte forêt. Inversement, la Lothlorien dépérit après le départ des elfes, comme il est précisé dans les annexes à propos de la fin d’Arwen : « Elle sortit de la cité de Minas Tirith et s’en fut au pays de Lorien, où elle vécut jusqu’à l’hiver, seule sous les arbres qui se flétrissaient. Galadriel avait disparu et Celeborn était parti lui aussi, et le pays était silencieux » (p. 1136). Mais elle n’est pas oubliée et reste incarnée dans la mémoire des Hobbits grâce à l’arbre que Sam a planté dans la Comté. La boucle est bouclée.

Retour à la « réalité » – la Nouvelle-Zélande, lieu de tournage principal des films de Peter Jackson a profité, comme l’Irlande du Nord pour Game of Thrones, d’un tourisme de fans, pressés de voir des paysages effectivement préservés, et en même temps médiévalisés…

De Notre Dame à la Lothlorien, de l’Irlande du Nord au pays cathare, les espaces du médiévalisme sont donc aussi complexes que variés, et renvoient tout autant à des espaces de consommation – car le tourisme est un mode de consommation – qu’à des imaginaires parfois politisés au plus haut point, pour le meilleur et pour le pire. Cela n’empêche en rien un désir d’imaginaire incarné dans tous ces lieux, mais ce dernier est aussi un objet d’histoire…