Sommaire
Le médiévalisme – Des usages contemporains du Moyen Âge – Introduction 2
Avertissement: Le texte qui suit est la restranscription de l’intervention que j’ai effectuée le 1er février 2019. Il ne s’agit donc pas d’un texte définitif (version toutefois légèrement révisée en février 2023)…
Introduction
L’objectif est ici de dresser un panorama, forcément trop partiel, de l’histoire du médiévalisme du xviiie siècle aux années 1960, là encore en Grande-Bretagne pour l’essentiel et, dans une moindre mesure, en France. En amont, je n’évoquerai que très rapidement le xviie siècle qui a constitué une période « creuse » pour différentes raisons, à la fois littéraires, religieuses et politiques ; en aval, les dernières décennies du xxe et le début de notre siècle seront l’objet des prochaines séances. Ma première partie sera consacrée au courant toujours considéré comme crucial pour le développement du médiévalisme, voire pour certains son unique heure de gloire, le médiévalisme romantique. Mais deux petites précisions s’imposent tout d’abord : d’une part, le sujet est énorme et ma présentation sera donc forcément schématique (j’insisterai peut-être davantage que d’autres sur la dimension politique, au sens le plus large du terme) ; d’autre part, je ne détaillerai pas le traitement de la matière arthurienne, qui a évidemment constitué – et constitue toujours – un aspect considérable du médiévalisme mais qui, là encore, serait bien trop long à développer dans le cadre de cette intervention. Ce sera, je l’espère, pour un autre séminaire…
I. « L’âge d’or » : le médiévalisme romantique
Sur les plans littéraires et artistiques, les œuvres médiévalisantes sont relativement peu nombreuses au xviie siècle. Certes, on trouve en Angleterre de nombreuses rééditions de romans médiévaux peu coûteuses qui ont toujours du succès. Arthur et Robin des Bois restent à la mode mais relèvent d’une culture « populaire », ou en tout cas peu prestigieuse et dédaignée par les élites (voir Matthews, Medievalism, p. 133-134). C’est sans doute lié, au moins en partie, à une assimilation encore fraîche du Moyen Âge au catholicisme, ainsi qu’aux guerres civiles qui ont ponctué le siècle, achevées par la « Glorieuse Révolution » de 1688-1689.
Dans les domaines de l’antiquarianism et de l’érudition, les innovations, pour l’essentiel dans la seconde moitié du xviie siècle, sont à chercher du côté français. Il faut en dire quelques mots car, on l’a vu la dernière fois, études médiévales et médiévalisme sont étroitement liées et, aux xviie et xviiie siècles, pratiquement impossibles à catégoriser nettement.
1. Les fondations érudites
Je n’évoquerai que quelques noms majeurs. Jean Bolland (1596-1665), jésuite de son état, a fondé la Société des Bollandistes consacrée à l’étude critique des vies et des cultes des saints. Les Acta sanctorum de Bolland, dont seuls ceux concernant les mois de janvier et de février ont été publiés en 1643 et 1658, en constituent tant le fondement que le guide. Charles Du Cange (1610-1688) était pour sa part linguiste et historien. Il est surtout connu pour ses fameux glossaires sur le latin et le grec : le Glossarium mediæ et infimæ latinitatis publié entre 1678 et 1687 en dix volumes, en particulier, est encore mis à jour et enrichi aujourd’hui. Quant à Jean Mabillon (1632-1707), bénédictin de la congrégation réformée de Saint-Maure, très active en ces domaines, il est considéré comme le fondateur de la diplomatique et de la paléographie dans son ouvrage De re diplomatica, publié en 1681. Ces efforts ont d’ailleurs été soutenus politiquement : en 1663, Colbert fonde l’Académie des Inscriptions. Cette dernière est remaniée en 1701 et devient alors, selon David Matthews, une réelle académie savante qui constitua la force majeure des études médiévales françaises au xviiie siècle.
La période est aussi, en France, à la collecte de données de tous ordres, comme cela a été le cas dans l’Angleterre après la Réforme. Olivier Guyotjeannin y a insisté dans son ouvrage sur les sources médiévales :
L’accès aux sources, éparpillées, demeurant difficile, l’époque voit aussi le lancement, à une échelle sans précédent, de voyages de prospection […] et de campagnes de transcription et de dessin de documents […]. Il en demeure aujourd’hui, pour la seule France, des centaines de milliers de copies manuscrites, de dessins de sceaux et de tombes, et des centaines volumes imprimés – des Histoires de provinces aux Histoires d’ordres et d’abbayes, en passant par les “Trésors d’anecdotes”, “Voyages littéraires” et autres “Miscellanées”, où ces savants pressés et boulimiques, persuadés que tout a du prix, accumulent les matériaux d’une histoire à faire. (Guyotjeannin, Les sources de l’histoire médiévale, p. 22-23)
Le xviie siècle anglais représente en revanche le creux de la vague, de même que pour la littérature. Un frémissement se fait toutefois sentir à l’extrême fin du siècle et au tout début du xviiie, mais il n’y a pas encore, comme en France, de début d’institutionnalisation : le Moyen Âge reste entre les mains d’« amateurs ». David Matthews cite l’exemple de George Hicke, qui a publié ses Linguarum Veterum Septentrionalium Thesaurus Grammatico-Criticus et Archaeologicus entre 1703 et 1705 alors qu’il était hors-la-loi pour avoir refusé de prêter un serment d’allégeance à Marie II et Guillaume d’Orange !
Mais des transformations notables surgissent à partir du milieu du xviiie siècle. On constate en effet un intérêt croissant pour le Moyen Âge, non seulement dans le milieu des antiquarians mais aussi sur le plan de la créativité artistique – que nous verrons dans un troisième point. De nombreux Anglais ont alors, entre autres, été influencés par la figure majeure qu’a représenté le français Jean-Baptiste de la Curne de Sainte-Palaye (1697-1781), historien et philologue, membre de l’Académie des inscriptions et des belles lettres en 1748 puis de l’Académie française en 1758. Ses travaux sur les chroniques médiévales l’ont mené à la rédaction d’un ouvrage iconique sur la chevalerie, les Mémoires sur l’ancienne chevalerie, publiées par morceaux dans les années 1740 puis dans son ensemble en 1751. La chevalerie y est présentée comme un guide de bonne conduite, sans pour autant que ne soient niés les excès et les violences du Moyen Âge. Cette idée de la chevalerie a été largement reprise, non seulement par ses successeurs immédiats, mais encore au xixe siècle, j’y reviendrai plus loin. L’ouvrage de la Curne de Sainte Palaye a connu un immense succès dans toute l’Europe. Sa traduction anglaise date de 1784 mais il était déjà connu, comme le suggèrent les travaux de Richard Hurd, Thomas Percy et Thomas Warton. Le premier, évêque de Worcester de son état, né en 1720 et mort en 1808, a publié en 1765 (ou en 1762 selon les érudits) les Letters on Chivalry and Romance, qui ont eu une influence majeure dans son pays, tant sur les plans historiques que littéraires, comme l’a suggéré Michael Alexander dans son ouvrage de 2007 :
L’exposé urbain par Hurd de l’académisme du roman français à préparé la voie pour une nouvelle attitude envers le roman médiéval (romance). Cette vue nouvelle était historique de deux manières : d’une part, les romances ne devaient pas être jugées selon les standards du goût moderne, mais comprises comme des produits de leur âge ; d’autre part, les romances pouvaient être considérés comme des témoignages fiables sur les comportements médiévaux, spécifiquement pour les pratiques de la chevalerie. (Alexander, Medievalism, p. 15)
J’emploie ici le terme original de romance pour ne pas le confondre avec le roman moderne (novel en anglais) ; en effet, Alexander fait principalement allusion aux romans médiévaux en vers.
Les Reliques of Ancient English Poetry de Thomas Percy (1729-1811), également évêque, mais de Dromore, en Irlande, publiées de manière certaine, cette fois, en 1765, constituent une autre œuvre phare de la période. Thomas Percy y a rassemblé de nombreux romans en vers ainsi que des ballades. C’est un des premiers grands recueils d’œuvres médiévales anglaises qui ne sont plus considérées là comme de la littérature de bas étage d’autant que Percy les a souvent plus ou moins modernisées – l’anglais de la fin du Moyen Âge étant bien éloigné de celui de son époque et considéré comme archaïque. Son influence sera toute aussi, voire plus importante que celle de Hurd et de Thomas Warton (1728-1790). Ce dernier a parfois été considéré comme le premier historien académique de la littérature anglaise au Trinity College d’Oxford, mais il était aussi poète à ses heures. Sur le plan historique, son œuvre majeure est son History of English Poetry (Histoire de la poésie anglaise) en trois volumes, parues entre 1774 et 1781. D’après Michael Alexander, Walter Scott aurait qualifié Warton de « torche du génie pour illuminer les ruines »… de la littérature médiévale.
Ces auteurs ont initié, dans le premier tiers du xixe siècle, un mouvement éditorial croissant. L’année 1812 a vu notamment la fondation du Roxburghe Club, première société visant à mettre en valeur les éditions de textes médiévaux. Dans les années 1830, des éditeurs tels que Frederick Madden et Thomas Wright en Angleterre, publient de plus en plus de textes médiévaux –pas seulement littéraires. En effet, les érudits de la seconde moitié du xviiie siècle ont également contribué, dans le premier tiers du xixe siècle, à encourager des esprits curieux à se livrer à des études plus systématiques recourant non seulement aux œuvres littéraires, mais aussi aux sources archivistiques ; ils se sont également intéressés aux disciplines de la linguistique et de l’archéologie en particulier : on peut citer les exemples de Sharon Turner, qui a publié une Histoire des Anglo-Saxons entre 1799 et 1805 et a continué à l’enrichir par la suite ; ou celui de Henry Wallam et de son Histoire constitutionnelle de l’Angleterre, parue en 1827. Comme les historiens romantiques français, ces érudits avaient pour objectif de rendre plus vivante l’histoire du Moyen Âge.
En France, la trajectoire est similaire, quoique légèrement postérieure. Christian Amalvi, dans son livre sur Le goût du Moyen Âge, cite l’exemple de Raynouard (1761-1836) et de son Choix de poésie originales de troubadours, publié en 6 volumes entre 1816 et 1821. Toutefois, c’est surtout sous la monarchie de Juillet, avec la bénédiction de François Guizot qui crée le Comité des Travaux historiques en 1834 et envoie des hommes comme Francisque Michel à la découverte de manuscrits ou Prosper Mérimée à celle des monuments pour des fins de collecte ou de restauration, bref pour se réapproprier les traces du Moyen Âge.
Dans la deuxième moitié du xixe, on le verra plus loin, les études médiévales s’institutionnalisent, ce qui transforme la donne de la relation entre « amateurs » des périodes précédentes et nouveaux professionnels. Mais il existe bien un lien organique, entre le milieu du xviiie et le milieu du xixe siècle, entre les antiquarians et les romantiques médiévalistes, comme l’a notamment remarqué Michael Alexander :
Ces hommes [Hurd, Percy & Warton] ont entamé une réhabilitation des romances en Bretagne qui a mené à la fois une récupération académique des romances médiévales et aussi (comme c’était leur intention) au revival du genre de la romance dans de nouveaux écrits. Le revival des romances fut appelé plus tard le revival romantique et a ouvert la voie au mouvement romantique. En réalité, sans les œuvres de Warton, Hurd et Percy, ce mouvement aurait pu prendre une forme différente et aurait pu ne pas être appelé romantique. (Alexander, Medievalism, p. 12)
D’ailleurs, il faut souligner que les premiers auteurs du Gothic Revival ont souvent affirmé qu’ils n’étaient que les « éditeurs » d’anciens manuscrits retrouvés, se plaçant ainsi délibérément dans le contexte du développement de l’antiquarianism.
2. Entre nostalgie, réaction et progressisme
a. Le Gothic Revival
En même temps que ces premières œuvres érudites de la seconde moitié du xviiie siècle, et avec des points de convergence, apparaît en Angleterre ce que l’on a appelé le Gothic Revival (Michael Alexander le balaye d’un revers de la main, mais c’est pourtant un élément précurseur essentiel du médiévalisme romantique). Ce revival est, au moins en partie, lié à une certaine nostalgie en ces temps d’industrialisation et de centralisation de la Grande-Bretagne. La nécessité de se rapprocher de la nature, le désir de réenchanter le monde ainsi que la volonté de réactiver une plus grande spontanéité des sentiments un peu trop oubliée, selon ses tenants, par le rationalisme des lumières, en constituent deux des aspects majeurs qui resteront par la suite des thèmes fondamentaux. Cela dit, la dimension « nationale » du romantisme anglais n’est pas absente même si elle s’affirme davantage, nous le verrons, dans le premier tiers du xixe siècle.
Les premiers ouvrages ont regardé vers les marges celtiques. Comme l’a souligné Clara Simmons dans son chapitre de l’ouvrage A Companion to Medievalism, en effet, « de telles régions semblaient préserver un mode de vie plus proche de la nature que ce qui était possible dans une existence urbaine contemporaine ; ainsi, ceux qui vivaient comme leurs ancêtre l’avaient fait durant des siècles devinrent le sujet du regard romantique » (p. 104-105).
La première œuvre significative en la matière, celle de Thomas Gray et intitulée Le Barde : Une ode pindarique (The Bard : A Pindaric Ode), est publiée en 1757. On notera que le type de versification est une référence au poète grec de l’Antiquité Pindar – et de fait, comme dans toutes les œuvres médiévalisantes, il n’y a pratiquement jamais « que » du médiéval. Cela dit, le narrateur du poème est présenté comme le dernier barde gallois, seul survivant du soi-disant massacre de 500 bardes gallois par Édouard Ier en 1277 – ce qui est totalement faux. Selon Chris Jones en tout cas, « Le Barde est écrit en mètre irrégulier avec une diction “rude” et non polie, dans l’intention de suggérer le “sauvage” et le discours passionnément spontané qui deviendra bientôt associé au “Gothique” ou au style pseudo-médiéval » (p. 18). En outre, Gray suggère l’existence d’un lignage bardique et poétique continu depuis Taliesin, barde à la fois historique (ayant vécu au vie siècle) et mythique –véritable symbole de la poésie galloise à lui tout seul, plus encore que Merlin avec lequel il est parfois mis en relation (mais c’est une autre histoire…).
La première œuvre significative en la matière, celle de Thomas Gray et intitulée Le Barde : Une ode pindarique (The Bard : A Pindaric Ode), est publiée en 1757. On notera que le type de versification est une référence au poète grec de l’Antiquité Pindar – et de fait, comme dans toutes les œuvres médiévalisantes, il n’y a pratiquement jamais « que » du médiéval. Cela dit, le narrateur du poème est présenté comme le dernier barde gallois, seul survivant du soi-disant massacre de 500 bardes gallois par Édouard Ier en 1277 – ce qui est totalement faux. Selon Chris Jones en tout cas, « Le Barde est écrit en mètre irrégulier avec une diction “rude” et non polie, dans l’intention de suggérer le “sauvage” et le discours passionnément spontané qui deviendra bientôt associé au “Gothique” ou au style pseudo-médiéval » (p. 18). En outre, Gray suggère l’existence d’un lignage bardique et poétique continu depuis Taliesin, barde à la fois historique (ayant vécu au vie siècle) et mythique –véritable symbole de la poésie galloise à lui tout seul, plus encore que Merlin avec lequel il est parfois mis en relation (mais c’est une autre histoire…).
Dans ses Fragments of Ancient Poetry dont la première édition fut publiée en 1760 et la seconde, très enrichie, en 1765, James Macpherson affirme « éditer » les poèmes épiques d’un certain Ossian, poète gaélique du ive siècle, dont les consonnances sont assez similaires à celle du Bard de Thomas Gray. La différence réside dans le fait que Macpherson a prétendu qu’il avait bien retrouvé, grâce à la tradition orale, ces fragments de poésie respirant la nostalgie d’une époque révolue ; comme l’a noté Chris Jones, cela ne l’a toutefois pas empêché de « traduire » ces vers en prose anglaise de son temps… Si la controverse sur la réalité de l’existence d’Ossian a fait long feu, il n’en a pas été de même pour le jeune Thomas Chatterton qui a lui aussi inventé un poète, cette fois de la fin du Moyen Âge anglais, un prétendu chanoine anglais nommé Thomas Rowley dont il aurait également retrouvé les poèmes. Toutefois, à l’inverse de Macpherson, Chatterton fut rapidement dénoncé comme un faussaire, en particulier par Thomas Gray. Après la publication de ses poèmes, il se suicida à 17 ans, en 1770 – et ce n’est plus tard qu’il aura une influence auprès des poètes romantiques.
Les ballades et autres poèmes n’ont pas été les seuls à investir le Gothic Revival. Horace Walpole est le véritable inventeur du « roman gothique » avec son livre intitulé The Castle of Otranto, dont la première publication, anonyme, date de 1764. Le roman se déroule dans le sud de l’Italie de la fin du Moyen Âge et, là encore, Walpole affirme n’avoir fait que traduire un manuscrit qu’il aurait découvert, datant de 1429. En tout cas, il pose les bases du genre, qui sera développé peu après par des auteurs comme Ann Radcliffe (1764-1823), dont les romans, tels The Romance of the Forest, furent très populaires et contribuèrent à développer toutes les caractéristiques des romans gothiques.
Cela dit, malgré l’association initiale du roman gothique et d’un Moyen Âge totalement fantasmé, il faut prendre garde à l’usage du qualificatif « gothique », dont on a vu, dans la première séance, qu’il ne revêtait pas la même signification en anglais et en français. De fait, des œuvres se déroulant dans d’autres périodes ont rapidement été qualifiées de gothiques, un exemple particulièrement célèbre étant sans doute le Frankenstein de Mary Shelley (1818). Et selon Clare Simmons :
Les caractéristiques majeures du genre n’ont pas tant consisté en éléments surnaturels qu’en une atmosphère de menace et de mystère. La plupart des romans gothiques n’étaient pas situés dans la période médiévale, mais ils développaient souvent des cadres atmosphériques issus d’éléments du médiéval, tels que les abbayes et les moines et nonnes qui en héritaient ; les châteaux et les donjons ; et, fréquemment, l’absence d’une protection légale des personnages, particulièrement les femmes. (Companion, p. 108)
b. L’épanouissement d’un mouvement
Au début du xixe siècle, ces différentes pistes ouvrent la voie à des développements variés, à la fois sur les plans littéraires et politiques. Toutefois, l’essence même du romantisme – substantif qui apparaît dans le premier quart du siècle –, « influencé par le monde plus large que la vie des romances médiévales, les histoires de grandes aventures, les interventions surnaturelles et les émotions puissantes » (Simmons, Companion, p. 103), se trouve déjà bien en graine au siècle précédent. Si les Lyrical Ballads de Samuel Coleridge et William Woodswoth, publiées en 1798, sont généralement considérées comme une des œuvres fondatrices du romantisme, elles ont été fortement influencées, entre autres, par le recueil de Thomas Percy.
Le romantisme en général, et donc sa composante médiévaliste, possède dès le départ des aspects politiques – mais ils peuvent se révéler très contradictoires, tirant vers le progressisme d’une part, ou le conservatisme de l’autre. Pour nombre d’auteurs, leur adhésion au romantisme fut liée au rejet des révolutions américaines et françaises, y compris par certains qui les avaient soutenues au départ. C’est le cas, par exemple, de l’irlandais Edmund Burke (1729/30-1797), un réformiste qui a néanmoins dénoncé les excès de la révolution française dès 1790 dans ses Reflexions on the Revolution in France. Cette dernière, selon lui, ne pouvait être comparée à la Révolution anglaise de 1688-1689, bien plus équilibrée et modérée – même si la « Glorieuse révolution » n’a pas été si aisée qu’il ne l’exprime. Mais il relie également cela à la révolution industrielle et donc à la fin supposée fin de l’âge de la chevalerie, qui « est passé – celui des sophistes, des économistes et des calculateurs lui a succédé ; et la gloire de l’Europe est éteinte pour toujours » (cité par Alexander, Medievalism, p. 23).
Remarquons, à nouveau, l’importance de l’idéal chevaleresque pour les antiquarians autant que pour les romantiques – le concept étant toutefois suffisamment vaste pour prêter à des interprétations radicalement opposées. Selon Burke, par exemple :
Il était certain que la chevalerie et la tolérance mutuelle qui avaient lentement construit une société britannique plus civilisée ne devaient pas être abandonnées. La chevalerie était originellement le code idéal d’un chevalier […] à l’époque de la première croisade – une aspiration plutôt qu’une description d’un comportement habituel. (ibid, p. 24-25)
Cet idéal de la chevalerie est ici associé à la civilisation britannique ; il existe donc bien une fibre patriotique, voire nationale, dans le médiévalisme romantique en Grande-Bretagne, fondée bien davantage sur la continuité que sur la rupture. Cette fibre est incarnée par l’auteur le plus populaire de la période, Sir Walter Scott.
Walter Scott (1771-1832), d’origine écossaise, n’avait pour sa part rien d’un gauchiste. Mais il fut une figure essentielle du médiévalisme romantique (même si, là encore, tous ses romans ne se déroulent pas dans un cadre médiéval). Très jeune, il fut lui aussi fortement marqué par les Relics de Percy, à tel point qu’une de ses premières publications fut une collection de pièces écossaises « recueillies » au sein de la tradition orale, The Minstrelsy of the Scottish Borders (1802), avant de s’essayer à quelques poèmes, tels The Lay of the Last Minstrels (1810) ou The Lady of the Lake (1815).
Mais c’est une nouvelle forme de roman qui va le rendre réellement populaire, le roman historique, à commencer par Ivanhoe, publié en 1819 et dont le retentissement fut énorme, non seulement sur le plan littéraire – y compris en France et dans d’autres pays européens – mais aussi sur la culture britannique plus généralement.
Sur le plan littéraire, Clara Simmons a bien résumé l’importance du développement du roman historique :
Un développement générique de la période romantique fut la forme de roman qui fut bientôt reconnu comme la romance historique – le mot romance impliquant ici l’amour et l’aventure plutôt que le fantastique. Les romances historiques de la période incorporent néanmoins souvent des caractéristiques du roman gothique, tels les mystérieux avertissements et les espaces gothiques. Le roman historique semblait une manière d’employer une connaissance plus étendue du monde médiéval. (Companion, p. 111)
La chevalerie joue un rôle majeur et pas seulement sur un plan purement politique : selon Clara Simmons encore, Ivanhoé met en place des éléments clés des romans historiques de la période, tels que les tournois et les scènes de jugements, pour ne prendre que ces deux exemples, mais aussi, et surtout, la nature de l’idéal chevaleresque et courtois. Cela n’a pas échappé à ses contemporains. Un grand tournoi fut même organisé sur le modèle de celui de Scott, à Eglington en 1839 !
Cela étant, pour certains, tel David Matthews, Scott ne peut pas être considéré comme un auteur « canonique » – et ce d’autant plus que sa popularité a décliné pendant un temps à la fin du xixe et au début du xxe avant qu’il ne soit « récupéré » par le cinéma hollywoodien. Outre le fait que je suis fondamentalement en désaccord avec l’idée d’un canon littéraire imposé et immobile, j’aurais plutôt tendance, sur ce point, à rejoindre l’opinion de Michael Alexander :
Ainsi, Scott cuisine les traditions littéraires – pas seulement médiévales car il est totalement éclectique – pour préparer un nouveau plat. Il reformule des stocks de type de récit romancé, de la littérature européenne et du discours politique britannique en une nouvelle romance historique. […] Ce n’est ni de l’art élevé ni de la culture populaire mais un art populaire. Bien que Scott soit aujourd’hui considéré comme un romantique britannique de seconde zone, il a recréé la romance historique shakespearienne, qui, grâce à son exemple, fleurit toujours dans le cinéma et la fiction romantique. (Medievalism, p. 46)
Politiquement, les romans de Scott se situent dans la lignée d’Edmund Burke, en plus conservateur : en effet, s’il développe le mythe originel de l’opposition entre Anglo-Saxons et Normands, ces derniers finissent par se réconcilier et, encore une fois, se met en place la continuité de l’histoire britannique appelée de ses vœux par Burke et d’autres – et qui constituera un thème toujours de mise dans la seconde moitié du xixe siècle. Ce sens de la continuité est, selon Matthew Innes par exemple, une des spécificités majeures de la dimension politique du médiévalisme romantique anglais, dans la mesure où « la continuité de l’État anglais et le manque d’un passé romain utilisable [encore que ce point puisse prêter à discussion] impliquaient que le Moyen Âge était un point de référence inévitable lorsque des arguments historiques et nécessaires » (Innes, « A Fatal Disjuncture », p. 78).
Burke et Scott étaient d’ailleurs loin d’être les seuls en la matière. Pour ne citer qu’un seul exemple, Benjamin Disraeli (1804-1881), membre éminent du parti conservateur anglais – il fut premier ministre à deux reprises – a également commis quelques œuvres littéraires dont, pour ce qui nous concerne, Sybil or, The Two Nations, publiée en 1845, dans lequel il exalte « deux figures décrites comme réellement aristocratiques, […] “le noble sang anglais dont il ne reste que peu de types de nos jours” […] “le Normand tempéré par le Saxon ; le feu de la conquête adouci par l’intégrité” » (cité par Matthews, p. 29).
Bref, la chevalerie anglaise fait partie de l’ADN même du peuple britannique, tant sur les plans politiques que culturels même si, outre le paradoxe de l’opposition Anglo-Saxon/Normands résolue tardivement comme mythe des origines, se pose également le problème du rapport à la guerre comme l’a démontré Andrew Lynch dans un chapitre du Companion to Medievalism. Selon lui, en effet, au moins pour le xixe siècle mais aussi, sans doute, au xxe et encore aujourd’hui, le rapport à la guerre médiévale constitue un véritable paradoxe :
Face à ce contexte [le côté obscur du Moyen Âge], les traditions militaires du Moyen Âge, particulièrement la gloire nationale gagnée par ses chefs de guerre et les codes d’honneurs de ses soldats d’élite, furent probablement regardées de manière plus positive […] Dans le “champ” imaginé de la guerre, il y a une continuité approbatrice qui survit aux différences culturelles […]. Ainsi, en une étrange conjonction avec la vision moderne de la guerre comme le signe du barbarisme médiéval, la guerre offrait souvent le visage le plus acceptable du passé médiéval, à travers des guerriers-héros de Roland à Henri V. (p. 137)
Ce paradoxe renvoie à un autre problème de la chevalerie telle qu’elle est considérée par les auteurs romantiques : celui de la place de la femme et, plus largement, de la question du genre (gender). Comme l’a souligné Chris Jones dans le premier chapitre du Companion to Medievalism, « la poésie médiévaliste a indéniablement été un domaine masculin, avec des femmes figurant souvent […] comme l’objet idéalisé du poète mâle, comme si les conventions de l’amour courtois et de la poésie des troubadours était toujours opérante » (p. 22-24). Plus généralement, l’idéal chevaleresque tel qu’il était vécu par les gentlemen anglais impliquait une société fondée sur une profonde différenciation entre hommes et femmes (peut-être plus encore qu’au Moyen Âge lui-même…). Le titre de l’ouvrage publié en 1822 par Kenelm Henry Digby est à cet égard éloquent : The Broad Stone of Honour – Rules for the Gentlemen of England.
Toutefois, certaines femmes ont saisi l’occasion pour critiquer cet idéal, notamment dans un contexte anti-guerre. C’est le cas, par exemple, des œuvres de Felicia Hemans et Letitia Elizabeth Landon, composées pour critiquer les guerres napoléoniennes et par là même les idéaux chevaleresques par l’intermédiaire, d’ailleurs, des troubadours :
Le médiévalisme des troubadours était un trope commun parmi les femmes poètes. Alors que les femmes n’avaient à ce moment pas de [droit] de vote et peu d’opportunités pour commenter la politique, le cadre médiéval pouvait offrir un moyen d’exprimer des opinions de manière allégorisée. (Simmons, p. 106)
Cela dit, et même si l’on manque encore d’études sur la question, le médiévalisme romantique, pour sa plus grande part, n’a pas exactement favorisé l’égalité entre hommes et femmes…
Jusque là, je n’ai évoqué pratiquement que des conservateurs. Mais pour d’autres, au contraire, le médiévalisme a représenté un réel vecteur de contestation : selon David Matthews, par exemple, mais la bibliographie tend à se développer sur la question, « Le monde féodal ordonné qui est le sujet de la nostalgie dans les poèmes et les romans de Scott était une vision puissante du Moyen Âge, mais pas la seule » (p. 26), et ce dès la fin du xviiie siècle.
Joseph Ritson, par exemple, était un prorévolutionnaire qui, dans les années 1790, a ravivé l’intérêt pour le hors-la-loi médiéval par excellence, Robin des Bois (sur ce dernier, voir l’ouvrage de Stephen Knight).
De même, le leader de la grande révolte anglaise de 1381, Wat Tyler, a été remis au goût du jour, notamment par la pièce de Robert Southley, composé en 1794 mais publié seulement en 1819, et encore, clandestinement.
Plus généralement, certains radicaux qui exécraient le féodalisme n’ont pas pour autant rejeté le Moyen Âge mais ont revisité l’imaginaire britannique, particulièrement en ce qui a concerné la période anglo-saxonne. Ils ont notamment récupéré, dès le dernier quart du xviiie siècle, mais encore au xixe, le Norman Yoke, théorie apparue au milieu du xviie siècle mythifiant le « paradis » des royaumes anglo-saxons, opposé au joug du féodalisme imposé par les Normands après la conquête de 1066. L’opposition n’est donc pas posée tout à fait de la même manière que dans les romans de Scott.
Dans les années 1840, la situation économique et sociale particulièrement dégradé a conduit, par ailleurs, au développement d’un « médiévalisme social », que l’on retrouve dans le chartisme, premier mouvement ouvrier, mais aussi, plus tard, j’y reviendrai, dans les carrières d’hommes phares du médiévalisme tels que William Morris.
Dans tous les cas, on voit bien les multiples usages politiques du Moyen Âge, souvent opposés et parfois totalement paradoxales, comme l’a résumé David Matthews :
Dans un monde alarmant d’émeutes et de manifestations, de lignes de chemins de fer s’étendant à travers le pays, certains penseurs sophistiqués virent un réconfort dans le passé. […] De différentes manières, Ruskin, Carlyle, Manners et Disraeli se languissaient d’une sorte de retour du Moyen Âge. Pour Carlyle et Disraeli, ce n’était pas, comme ce le serait plus tard pour d’autres, le fait de retourner de remonter dans le temps et de revenir sur la révolution industrielle. C’était plutôt que certaines valeurs médiévales semblaient nécessaires pour adoucir la société qui avait grandi autour de l’industrie. (p. 56)
c. Et en France ?
En France, le médiévalisme romantique, à la fois inspiré par les Anglais et par les Allemands, se développe lui aussi au début du xixe siècle, après la Révolution Française qui constitue une rupture bien plus traumatisante que pour les Anglais ; mais ce qui est remarquable, comme l’a souligné Christian Amalvi, dont je m’inspire en grande partie pour ce point, c’est que, de même qu’en Grande-Bretagne mais avec des modalités différentes, la réappropriation du Moyen Âge a été le fait de gens progressistes et conservateurs, même si, dans tous les cas, on observe encore et toujours une certaine nostalgie – laquelle constitue de toute façon un élément essentiel du romantisme.
Parmi les œuvres majeures, une des premières est celle de Chateaubriand – qui n’est pas exactement un progressiste convaincu… Toutefois, le Génie du Christianisme, publié en 1802, contient, développe une idée majeure qui influencera l’ensemble des artistes romantiques français :
Les forêts des Gaules ont passé à leur tour dans les temples de nos pères, et nos bois de chênes ont ainsi maintenu leur origine sacrée. Ces voûtes ciselées en feuillages, ces jambages qui appuient les murs, et finissent brusquement comme des troncs brisés, la fraîcheur des voûtes, les ténèbres des sanctuaires, les ailes obscures; les passages secrets, les portes abaissées, tout retrace les labyrinthes de bois dans l’église gothique, tout en faisant sentir la religieuse horreur, les mystères de la divinité.
Dans une autre veine, Walter Scott constitue également une influence majeure pour les premiers romantiques. En la matière, l’œuvre la plus importante et une de celles dont l’influence a été la plus durable est Notre-Dame de Paris de Victor Hugo, dont la première édition paraît en 1831, peu après les Trois Glorieuses de juillet 1830, un événement qui a profondément touché Hugo et bien d’autres de ses contemporains, et l’a conduit à remanier complètement son œuvre afin de lui donner une dimension politique bien plus importante – cette dimension est encore plus visible dans l’édition de 1832, enrichie de nouveaux chapitres.
Certes, un des objectifs les plus apparents de Hugo est, selon Amalvi « un vibrant plaidoyer en faveur de la sauvegarde de l’art médiéval mis à l’encan depuis la Révolution » (p. 26), le tout dans le contexte d’une volonté d’historiciser le roman. Mais surtout, le roman propose, selon Jacques Seebacher, repris par Amalvi, une réflexion en quatre points sur la transition en histoire :
- Une « transition archéologique de Notre-Dame de Paris, édifice composite » ;
- Une « transition politique de la monarchie qui, avec Louis XI, est en train de devenir absolue et qui s’appuie sur la bourgeoisie montante pour mieux abattre la féodalité et fonder la centralisation et l’unité nationales » ;
- Une « transition sociale du peuple lui-même, qui est encore dans l’enfance, mais qui commence à entrer l’adolescence. […] Encore quelques siècles de maturation, et le peuple, au lieu de s’en prendre de manière stérile à la capitale, va se tourner résolument vers le symbole du pouvoir royal : la Bastille » ;
- « Enfin – et c’est le nœud du roman – Hugo a délibérément choisi avec la date de 1482 une époque charnière : le moment crucial où l’Histoire bascule du Moyen Âge dans la Renaissance… » (p. 29).
Le roman a connu un succès immédiat ; il a d’ailleurs été traduit en anglais dès 1833. Et si la dimension politique est très présente – d’autant que sous Napoléon, l’histoire possédait un fort potentiel subversif – Hugo tente aussi de sensibiliser ses contemporains au sauvetage d’un patrimoine, on l’a vu. Et il sera entendu : en 1834, on l’a vu, Guizot fonde le Comité des Travaux historiques et nomme Prosper Mérimée inspecteur général des monuments historiques de France.
La dimension nationale n’est pas centrale dans le roman de Hugo, mais elle est importante dès les origines dans le romantisme français, comme le suggère l’influence du traité De l’Allemagne de Madame de Staël, écrit en 1810 alors qu’elle avait été exilée par Napoléon. L’ouvrage fut publié clandestinement en Angleterre en 1813 et finalement officiellement en 1839 à Paris. De l’Allemagne est une autre œuvre fondatrice du romantisme européen. Selon Goethe :
Grâce au livre de cette illustre voyageuse, on se décida enfin, au-delà du Rhin et sur les bords de la Seine, à faire plus ample connaissance avec nous, et notre influence littéraire et scientifique s’étendit sur toutes les contrées occidentales. Bénissons donc tout ce qu’il y avait d’incommode dans le conflit des particularités nationales causé par le passage de Mme de Staël, passage dont nous ne pouvions pas comprendre alors l’immense utilité. (cité dans la page des Essentiels de la BnF qui lui est consacrée).
En ce domaine, la discipline clé est l’histoire – qui se doit désormais d’être vivante et non plus constituer un simple égrainage de règnes et d’événements. La figure française majeure est là, bien sûr, Michelet qui, plus encore que son prédécesseur Augustin Thierry, auteur des Récits des temps mérovingiens publiés en 1840, également influencé par l’œuvre de Scott, s’en va à la recherche des origines et de la nation française (Sur Thierry, voir la notice d’Agnès Graceffa dans la collection « De l’usage de » sur le site de Ménestrel).
Ainsi Michelet s’exclame-t-il dans la conclusion du deuxième tome de son Histoire de France parue en 1833 :
Ces papiers, ces parchemins laissés là depuis longtemps ne demandaient pas mieux que de revenir au jour. Ces papiers ne sont pas des papiers, mais des vies d’hommes de provinces, de peuples. […] Et à mesure que je soufflais sur leur poussière, je les voyais se soulever. Ils tiraient du sépulcre qui la main, qui la tête, comme dans le Jugement dernier de Michel-Ange, ou dans la Danse des Morts. Cette danse galvanique qu’ils menaient autour de moi, j’ai essayé de la reproduire dans ce livre. […] La France une et identifiée aujourd’hui peut fort bien renier cette vieille France hétérogène que j’ai décrite. […] À quoi je répondrai qu’il n’y a plus ni Provence, ni Gascogne, mais une France. Je la donne aujourd’hui, cette France, dans la diversité de ses vieilles origines de provinces. Les derniers volumes de cette histoire la présenteront dans son unité. (cité par Amalvi, p. 22-23).
Il s’agit bien, pour Michelet comme pour d’autres historiens romantiques, « de ressusciter rétrospectivement l’histoire à la fois tragique et glorieuse de la Nation » (Amalvi, p. 22), mais aussi de la ressusciter de la manière la plus vivante possible, en s’attachant au peuple autant qu’aux héros.
3. Médiévalisme versus (néo) classicisme
Un autre ressort du médiévalisme romantique, tout aussi important sur les plans culturels que politiques est le rejet du classicisme, qui va très souvent de pair avec le rejet de la révolution industrielle et la nostalgie de la nature que j’ai évoquée dans le point sur le Gothic Revival. Ce rejet exprimerait la fin d’un « complexe d’infériorité » face aux civilisations gréco-romaines d’une part, et à la Renaissance et ce qui s’en est suivi, particulièrement le classicisme des xviie et xviiie siècle d’autre part. Le Moyen Âge n’est plus l’âge sombre et grossier, incapable de produire de l’art : il est désormais considéré comme une racine majeure de la culture et de l’art européens, y compris sur le plan artistique, dès la fin du xviiie siècle, comme le suggère par exemple l’œuvre de Samuel Coleridge (1772-1834).
Au xixe siècle, c’est d’ailleurs dans ce contexte que le terme medievalism se diffuse, même s’il a été utilisé pour la première fois en 1843 dans un contexte religieux et dans un sens plutôt péjoratif. Mais dans ses Lectures sur l’architecture en effet, John Ruskin, grand critique d’art, affirme en 1853 : « Vous avez donc les trois périodes : le classicisme, qui s’étend jusqu’à la chute de l’empire romain ; le médiévalisme qui s’étend de cette chute à la fin du xve siècle ; et le modernisme » (cité par Alexander, p. xxvi). Le médiévalisme est ici envisagé comme une période de l’histoire, capable, comme les autres, de produire des chefs d’œuvre.
C’est dans ce contexte qu’il faut, par exemple, comprendre la défense des préraphaélites par Ruskin deux ans après le début de leur mouvement, en 1848. Cette année-là, trois jeunes peintres, Dante Gabriel Rossetti (1828-1882), John Everett Millais (1829-1896) et William Holman Hunt (1827-1910) créent la Confrérie préraphaélite ou PRB (Pre-Raphaelite Brotherhood). Ils seront bientôt rejoints par d’autres peintres intéressés par leurs idées. À l’origine, leur mouvement est surtout fondé en réaction à l’académisme de la Royal Academy of Art et entend contribuer à une restauration morale par un retour à la nature – tout comme Ruskin et d’autres avant lui.
Ils sont profondément influencés, par exemple, par l’œuvre d’Alfred Tennyson (1809-1892), poète lauréat de la reine Victoria à partir de 1850 et incarnation du médiévalisme romantique dans toute sa dimension fantasmée. Son poème Lady of Shalott par exemple, publié en 1832 et qui raconte la manière dont la dame aux atours de fées s’étiole après avoir aperçu Lancelot et finit par en mourir, a inspiré de nombreux portraits la représentant (tel celui de John William Waterhouse représenté ci-contre, 1888), de même que ses poèmes sur le monde arthurien, écrits entre les années 1840 et les années 1880 et regroupés sous le titre The Idylls of the King en 1885, comme le suggère par exemple l’œuvre d’Edward Burne-Jones, The Beguiling of Merlin, réalisée en 1873-1874.
Si la confrérie elle-même est dissoute dès 1853, le mouvement lui-même ne s’éteint pas et inspirera à son tour d’autres artistes, tels William Morris, Edward Burne-Jones ou encore John William Waterhouse. Notons toutefois que les créations de ces artistes ne sont pas systématiquement médiévalisantes. Comme pour tous les auteurs cités, d’autres influences sont également présentes. Toutefois, il peut y avoir des parallèles et des associations, par exemple entre le médiévalisme et l’orientalisme. Déjà, Victor Hugo dans ses Orientales publiées en 1829, remarquait que le Moyen Âge, comme l’Orient, était une véritable « mer de poésie » (Amalvi, p. 26). Toutefois, surtout dans la seconde moitié du xixe siècle, cette association n’est pas sans rapport avec le colonialisme en pleine expansion (voir mon introduction au séminaire de 2020 « Le médiévalisme et l’Orient »).
L’aspect le plus spectaculaire du médiévalisme romantique dans le domaine des arts est sans aucun doute l’architecture néo-gothique. En Angleterre, elle trouve sa source dès la seconde moitié du xviiie siècle avec par exemple l’extravagante maison de Strawberry Hill de Horace Walpole, même si ces dernière constitue, selon David Matthews, davantage une « vision imaginée du gothique » qu’une imitation directe. Au xixe siècle, le mouvement ne cesse de s’amplifier, à tel point que des centaines, voire des milliers, de bâtiments sont construits dans cette veine, approuvés par l’élite victorienne.
De fait, l’architecture néo-gothique finit par devenir quasiment officielle en Angleterre, encouragée par les élites et les institutions. Un des architectes les plus influents en la matière, Augustus Pugin (1812-1852), a théorisé sa conception de l’architecture – de nature communautaire – dans plusieurs ouvrages. Mais il a surtout déployé ses talents au service du gouvernement : il fut en effet l’architecte principal du Parlement de Westminster, incendié en 1834 et achevé en 1878.
Il fut également en charge du Palais de Cristal et d’une partie de sa décoration, construit pour la grande exposition de 1851. Le palais et l’exposition ont bien sûr montré au public bien d’autres choses que du médiévalisme. Mais ils ont aussi reposé la question des rapports entre médiévalisme dans le contexte de la colonisation (Matthews, p. 60). Quant à Pugin, sa « cour médiévale » a bien constitué, selon John Ganim, son « chant du signe ».
Mais là encore, certaines constructions relèvent d’un projet plus libéral et progressiste, que David Matthews a qualifié de Moyen Âge « civique » (p. 27) et qui se retrouve, par exemple, dans la reconstruction de la mairie de Manchester par John Bright et Richard Cobden, inauguré en 1876 :
Des constructions telles que le town hall de Manchester ont été bâtis par les dirigeants des classes moyennes – précisément ces self-made men […] qui ont “réinterprétés les significations symboliques du gothique pour célébrer les valeurs et les accomplissements de la civilisation industrielle. L’adoption du gothique par les dirigeants de Manchester aurait moins à voir avec les idées féodales du Moyen Âge qu’avec l’image de cités médiévales libres comme celles de la Ligue hanséatique. (Matthews, p. 98)
En France aussi, l’architecture gothique a finalement fait l’objet de toutes les attentions, mais davantage dans le domaine de la restauration que pour de nouvelles constructions – encore que parfois, le résultat fut plus proche de la reconstruction que de la restauration. Les acteurs principaux en sont bien sûr Viollet-le-Duc, mais aussi Jean-Baptiste Lassus, infatigables en ces domaines.
Un certain nombre d’œuvres mentionnées dans cette partie datent d’après 1850. Pourtant, selon certains, le médiévalisme connaît un déclin dans la seconde moitié du xixe siècle.
II. Fortunes et infortunes du médiévalisme
1. Un déclin ?
Selon David Matthews, je l’avais évoqué lors de la dernière séance, le médiévalisme romantique perd à la fois, dans la seconde moitié du xixe siècle, de sa force artistique, politique et culturelle ; soulignons toutefois qu’il n’est pas toujours très clair dans son argumentation – il oscille entre déclin total et « résistance » du médiévalisme sous des formes un peu différentes. À la page 118 de son livre, il affirme que la période 1760-1860 est une anomalie, en s’appuyant notamment sur la distinction et le positionnement du médiévalisme dans le champ culturel tel que l’a défini Pierre Bourdieu. Par ailleurs, à la suite d’Alice Chandler, il remarque que ce déclin est d’abord de nature politique, dès les années 1870, mais que l’art et la littérature ne perdent vraiment de leur élan que vers 1900. Les Idylls de Tennyson, par exemple, dont l’intégrale est publiée en 1885 mais dont les premiers poèmes ont été composés dans les années 1840, auraient à la fois marqué l’apogée d’une tradition tout autant que sa fin. Quant à ce qu’il qualifie de l’Ur-Text du médiévalisme romantique, Ivanhoe, il n’a selon lui, on l’a vu, jamais intégré le canon littéraire anglais du xixe siècle. Dans le domaine des arts, le mouvement préraphaélite décline nettement jusqu’à la mort d’un de ses derniers grands tenants, William Woodhouse. Après 1900, le médiévalisme ne serait plus donc qu’un phénomène « résiduel ».
Je reviendrai plus loin sur ce point, mais dans tous les cas, il est clair qu’une distinction nette entre le Moyen Âge « réel » et le Moyen Âge « rêvé » se met en place dans la seconde moitié du xixe siècle, dans la mesure où cette période est cruciale pour la professionnalisation des études médiévales. C’est alors que, comme l’a souligné Richard Utz, les amateurs éclairés de la seconde moitié du xviiie et de la première moitié du xixe siècle ont commencé à être décriés par les universitaires, malgré le fait, on l’a vu, qu’ils avaient pavé le chemin des études médiévales par leurs diverses initiatives. D’ailleurs, selon Jean-Philippe Genet, la fracture peut-être est moins grande qu’on a pu le dire – je renvoie à son article de 2015.
Il n’est pas question ici de développer l’histoire de l’institutionnalisation des études médiévales ; je soulignerai seulement quelques points importants. Tout d’abord, il faut souligner l’influence des sciences positivistes allemandes, en particulier, pour ce qui concerne l’Angleterre, celle de la philologie, marquée par l’instauration d’un Canon et du rêve d’un archétype unique pour une œuvre (l’Ur-Text), qui a impliqué la séparation durable entre une œuvre et son contexte de production. Cette évolution a d’ailleurs pris une tournure nationaliste croissante, qui s’est traduite, à l’extrême, par des tentatives d’annexions, surtout à partir des années 1870, comme l’a souligné Richard Utz dans son chapitre du Companion :
Les processus d’exploration, de dévoilement, de transcription et d’éditions de sources dans les bibliothèques britanniques ressemblaient et arrivaient en même temps que le brandissement du drapeau germanique sur des terres encore non réclamées. Être le premier dans le processus éditorial n’inscrivait pas seulement le nom d’un spécialiste individuel sur le corps de ces textes, avec une réputation éternelle. Cela diminuait aussi l’avantage que les spécialistes “natifsˮ avaient pour leurs travaux, leur accès direct et aisé aux manuscrits. (p. 127)
Le cas de l’histoire est en partie similaire, dans la mesure où nombre d’historiens anglais, s’ils ont été influencés par les Allemands, se sont attelés à construire une histoire nationale toujours plus cohérente, tout en restant davantage attaché à la continuité qu’à la rupture. En France, les résistances ont été bien plus fortes grâce à des hommes comme Ernest Lavisse ou Fustel de Coulanges. Les élites de la troisième République ont d’ailleurs fait un large usage du Moyen Âge pour soutenir le nationalisme français, en forgeant, notamment, le mythe des figures héroïques qui ont « fait » la France, de Clovis à Jeanne d’Arc.
Sur le plan de la politique intérieure française, il faut aussi signaler un élément qui lui est spécifique, celui de la querelle politico-religieuse, comme l’a souligné Christian Amalvi :
On pourrait aisément réécrire l’histoire de la France de 1789 à 1914 à la seule lumière de ce conflit quasi-permanent entre une mémoire médiévale positive valorisée par la droite catholique et légitismiste et un légendaire révolutionnaire sacralisé par la gauche républicaine (p. 193).
Mais cette opposition tient avant tout au différend entre catholiques et anticléricaux qui s’est parfois manifestée sous des formes discursives d’une rare violence – l’exemple le plus spectaculaire en est sans doute Michelet qui, après 1855, devient franchement anticlérical, au point de rejeter pratiquement en bloc ce Moyen Âge qu’il avait tant aimé.
Ces débats sont évidemment cruciaux, mais le médiévalisme n’en constitue qu’un des éléments ; inversement, il existe d’autres formes de médiévalisme qui ne participent pas, a priori, de ces débats, au moins en apparence. Alors même que semble s’amorcer un déclin des usages politiques Moyen Âge, du moins en Grande-Bretagne, c’est bien dans la seconde moitié du xixe siècle que l’on constate un phénomène de démocratisation. Par exemple, les fêtes et les expositions internationales, ouvertes à un public de plus en plus large, se multiplient. Mais, et je renvoie à l’introduction de mon séminaire de 2020, les connotations politiques de ces fêtes existent bien, en relation, notamment, avec la colonisation triomphante.
Toutefois, il est vrai que l’on peut envisager l’existence d’une certaine forme de désillusion dans un monde occidental définitivement passé dans la « modernité », sans pour autant toujours abandonner le Moyen Âge. Le cas de William Morris (1834-1896) est à cet égard éclairant. Grand touche-à-tout devant l’éternel, élève notamment de Rossetti et de Ruskin – peintre, designer, architecte, écrivain, homme politique –, Morris a fondé en 1861 la manufacture Morris, Marshall, Faulkner & co, précurseur de l’Arts and Crafts Movement qui a fleuri entre les années 1880 et 1920 et dont l’objectif était, je cite Tiphaine Lombardelli, d’étendre « les préceptes préraphaélites aux arts décoratifs, des fauteuils qui portent aujourd’hui son nom à la ferronnerie d’art, en passant par les vitraux et les papiers peints » (Dictionnaire de la Fantasy, p. XXX). Dans les années 1870, Morris se découvre une fibre politique qui se tournera bientôt vers le socialisme – c’est alors qu’il rencontre Eleanor Marx et Engels. Cela le conduit, en 1883, à rejoindre la Fédération démocratique, une nouveau parti socialiste révolutionnaire fondé par Henry Mayers Hyndman, ce qui lui vaudra la perte de sa réputation et de nombres de ses amis. L’année d’après, suite à une scission au sein du parti, il participe à la création de la Ligue Socialiste et publie de nombreux traités politiques, ce qui fait de lui d’un des pères fondateurs du socialisme anglais particulièrement actif jusqu’à sa mort. Il a d’ailleurs écrit un roman visionnaire, News from Nowhere (1890), qui a d’ailleurs connu un grand succès auprès des socialistes européens dans les premières décennies du xxe siècle. Dans cet ouvrage, « les habitants d’une Angleterre future, débarrassée du capitalisme, [ont] une prédilection pour les contes et les légendes du Moyen Âge et fassent écho à l’exaspération exprimée […] devant le réalisme, le naturalisme et le roman psychologique » (Dictionnaire de la Fantasy, p. 262).
Car Morris est aussi un écrivain et un traducteur – de sagas islandaises par exemple. Or, dans plusieurs poèmes et romans écrits à la fin de sa vie, il construit une véritable « utopie médiévale », par exemple dans The Water of the Wondrous Isles (1895) ou The Well at the World’s End (1896) qui en font, selon certains spécialistes, le véritable « père » de la fantasy – il a, entre autres, grandement influencé Tolkien et C. S. Lewis, qui n’ont toutefois pas retenu ses conceptions socialistes et féministes…
Cette critique du monde moderne apparaît aussi de l’autre côté de l’Atlantique. Dans les années 1880-1920 en effet, les États-Unis sont marqués par un mouvement antimoderniste rejetant la société de consommation de masse en train de se mettre en place en tant que « rêve » américain (voir le livre de Jackson Lears paru en 1981).
Le livre de Mark Twain intitulé A Connecticut Yankee at King Arthur’s Court et paru en 1889 participe en partie de ce mouvement de manière grinçante, même s’il n’a pas toujours été reconnu comme tel, en particulier au moment de sa parution. Le livre raconte l’histoire d’un ingénieur du Connecticut, Hank Morgan, qui se retrouve projeté à la cour du roi Arthur et profite de ses compétences pour se faire passer pour un magicien, ridiculisant au passage la « vénérable figure de Merlin ». Il parvient à ses fins – devenir le principal conseiller d’Arthur, avant que l’Église catholique ne jette l’interdit sur ces terres. Le livre se termine par une grande bataille où une poignée d’hommes fidèles à Hank parviennent, grâce à des armes modernes, à massacrer une énorme armée. Le livre a, lors de sa parution et encore bien longtemps après, été considéré comme une satire et une farce visant tant les romans de chevaleries que les idéaux victoriens et l’Église catholique. Mais, comme l’a souligné Stephen Knight dans son ouvrage sur Merlin :
Le roman construit finalement un développement ironique dérangeant, où la modernité américaine – avec ses fondations à la fois dans l’esclavagisme et le capitalisme exploiteur qui ne sont jamais loin de la conscience – devient aussi négative que la brutalité féodale du passé. […] Twain [critique] le pouvoir politique, qui est avant tout investi dans l’individu, même si cet individu est un roi. (Merlin, p. 173)
Cela étant dit, le choc de la première guerre mondiale et le traumatisme lié à l’industrialisation de la guerre, qui ont définitivement mis à bas l’idéal chevaleresque, au moins en Grande-Bretagne, ouvrent une nouvelle page du médiévalisme, dont il n’est pas certain qu’elle soit moins politique que les précédentes, quoi que sous des formes différentes.
2. Les fondements d’une culture de masse (années 1920-1960)
De fait, après la première guerre mondiale, les usages « politiciens » du Moyen Âge (plutôt que politiques), se font discrets, si ce n’est pratiquement inexistant – sauf dans les milieux fascisants, ce que je ne développerai pas ici. Toutefois, les années 1920-1960 voient l’émergence progressive d’une culture de masse qui n’est pas tout à fait apolitique. Il n’est évidemment pas question d’en traiter tous les aspects ; je me contenterai donc, en me limitant à la littérature, d’aborder d’une part les débuts de la fantasy et d’autre part l’impact des deux guerres mondiales sur cette littérature.
a. Les débuts de la fantasy
William Morris, on l’a vu, est considéré comme l’un des fondateurs de la fantasy. Mais à la fin du xixe siècle, d’autres auteurs, s’en approchent également, tels Charles Kingsley, George MacDonald ou encore Edith Nesbit, sans compter Lewis Caroll et son Alice au pays des merveilles… Tandis que les premiers « placent tous deux l’accès à un autre monde sous le prisme d’une lecture apologétique ou évangélique » (Dictionnaire de la Fantasy, p. 205), Edith Nesbit « confronte des groupes d’enfants à des créatures ou des artéfacts magiques » (ibid.) La spécificité de leurs œuvres, de même que celle des romans médiévalisants plus « réalistes » – Sir Conan Doyle s’y est par exemple essayé dans un roman sur la guerre de Cent ans, The White Company (1891), est qu’elles sont avant tout destinées à la jeunesse. Or, selon David Matthews, le dernier tiers du xixe et le début du xxe siècle connaissent une rupture importante par rapport à la période précédente : le médiévalisme aurait été infantilisé et serait « retombé » dans la culture « populaire » ; là encore, je ne suis pas tout à fait d’accord avec lui car il ne faut pas confondre culture populaire et culture pour la jeunesse – les enfants des élites lisent aussi les œuvres alors composées. Cela dit, pour nombres d’auteurs romantiques (et même pour nombres d’auteurs tout court depuis le xvie siècle), le Moyen Âge a pu apparaître comme l’enfance de l’Europe – on le voit par exemple chez Michelet. Et au xviie siècle, on l’a vu, les romans médiévaux font davantage partie de la culture « populaire » que celle des élites.
Toutefois, je ne suis pas non plus d’accord, comme de plus en plus de spécialistes d’ailleurs, avec la tendance de Matthews à relayer la canonicité littéraire des xixe et xxe siècles, centrés sur les « grands auteurs », même s’il tempère son propos en soulignant que :
Suggérer qu’il y a ici une tendance à l’infantilisation de la culture médiévale ne dénigre pas les livres et les séries en question, ni ne suggère que la littérature pour enfants ne peut pas être une forme sérieuse. Il s’agit simplement de pointer une tendance de longue date dans laquelle la culture médiévale est considérée comme particulièrement convenable pour en faire des versions pour enfants (p. 135).
Durant le xxe siècle et jusqu’à nos jours, on ne peut nier que la littérature de fantasy à destination de la jeunesse a toujours a eu du succès – et ce d’autant plus quand elle avait le pouvoir d’atteindre les adultes. C’est le cas des premières œuvres matricielles de Tolkien et de Lewis. Bilbo le Hobbitt, composé pour ses propres enfants mais publié en 1937, connaît un succès tel que l’éditeur de Tolkien lui demande une suite… le Seigneur des Anneaux, bien sûr. Il en est de même pour le premier volume du Monde de Narnia de C. S. Lewis, publié en 1950, The Lion, the Witch and the Wardrobe (Le lion, la sorcière blanche et l’armoire magique).
On peut également citer le premier tome de la célèbre réécriture de la légende arthurienne intitulée The Once and Future King de Terence H. White (1906-1964), The Sword and the Stone, qui raconte l’enfance d’Arthur – c’est la version que Disney adaptera au cinéma sous le titre de Merlin l’enchanteur en 1963.
Toutefois, Tolkien et White, notamment, se sont dirigés vers une littérature pour adultes. Les autres volumes de The Once and Future King, fortement influencés par la Morte Arthur de Thomas Malory, sont particulièrement sombres, tandis que Le Seigneur des Anneaux, paru en 1954-1955 à destination d’un public adulte, a connu le succès que l’on sait … Or, ces deux auteurs ont été largement marqués par les deux guerres mondiales. Je terminerai donc par quelques considérations sur l’impact de la guerre sur ces œuvres, qui relève, à mon sens, du champ politique, au sens premier du terme, c’est-à-dire en excluant la « politique politicienne » et ce d’autant plus que la représentation de la guerre médiévale est fondamentalement paradoxale au sein du médiévalisme, quel qu’il soit, on l’a vu plus haut.
b. L’impact de la guerre
Bien évidemment, il ne s’agit là que de quelques éléments de réflexion par trop schématiques, car la littérature abonde sur le rapport entre la guerre et les œuvres de Tolkien et, dans une moindre mesure, celles de White.
Le Hobbit et le Seigneur des Anneaux ont été publiés bien après la première guerre mondiale et après la seconde pour le Seigneur. Étant donné que ces deux œuvres ont très souvent été étudiées hors du contexte de l’ensemble de l’œuvre de Tolkien, cela a pu prêter à confusion. De fait, les opinions sur les positions de Tolkien par rapport à la guerre sont extrêmement diversifiées et contradictoires. Pour certains, il est « hors du monde » et apolitique, pour d’autres, il exalte la guerre de manière réactionnaire en insistant sur l’héroïsme, pour d’autres enfin, il est profondément pacifiste et précurseur des mouvements écologistes.
Mais des travaux récents tendent de manière croissante à montrer que la représentation de la guerre chez Tolkien est bien plus complexe que ne le laissent penser ces opinions tranchées. C’est l’argument, par exemple, de Janet Brennan Croft ou d’Aaron Jackson. Tout d’abord, Tolkien est bien un homme de son temps : il a passé plusieurs mois dans les tranchées en 1916 et c’est lors de sa convalescence – il avait attrapé la fièvre des tranchées – qu’il commence à jeter les bases de son univers avec les premiers fragments du « Livre des contes perdus ». Quant à la seconde guerre mondiale, elle l’a également profondément marquée, comme le suggère un des multiples passages adressés à son fils Christopher dans sa correspondance :
Le gâchis complet et stupide causé par la guerre, non seulement matériel mais moral et spirituel, est tellement consternant pour ceux qui doivent l’endurer. Et l’a toujours été (malgré les poètes) et le sera toujours (malgré les propagandistes). […] Je suis quelquefois horrifiée à la pensée de la somme de détresse humaine qui existe actuellement dans le monde entier : les millions de personnes séparées, tourmentées, gaspillant leur vie sans aucun bénéfice – sans parler de la torture, de la douleur, de la mort, du deuil, de l’injustice. (Lettre n°64, p. 150-151 [75])
Certes, il ne faut pas mélanger sa biographie personnelle et la manière dont il traite de la guerre, fondamentale dans son œuvre ; et la tentation de l’interprétation allégorique n’est aujourd’hui plus de mise, même si certains aspects du Seigneur des anneaux sont assez transparents – je pense, évidemment, à Saruman. Mais il faut insister sur la complexité de sa pensée, teinté de catholicisme, et reconnaître que sa vision de la guerre n’est pas univoque, même s’il rejette globalement la guerre, comme le suggère l’utopie de la Comté…
Quant à T. H. White, sa vision est d’une égale complexité et d’une grande lucidité, même s’il est fondamentalement un pacifiste ; dans un premier temps, il a d’ailleurs refusé la mobilisation et il est parti s’exiler en Irlande, avant de changer d’avis – mais trop tard. Sa saga a de ce fait, pour lui, constitué une sorte de participation à « l’effort de guerre » sans que cela n’érode sa vision à la fois pacifiste et profondément pessimiste du monde contemporain. À propos du dernier volume, The Candle in the Wind, Andrew Hadfield (dans son chapitre du Companion) note qu’à la veille de la bataille finale qui verra la mort d’Arthur, ce dernier « repense à ce qu’il a accompli et à l’impossibilité d’établir une vraie justice face à tant d’attaques concertées par des ennemis déterminés et sans pitiés, concluant […] que les nations causaient les guerres en submergeant les efforts des individus : “les guerres n’étaient pas des calamités dans lesquelles d’aimables innocents étaient menés par des hommes mauvais. Il y avait des mouvements nationaux, plus profonds, plus subtils à l’origine” » (p. 429-430)
Finalement, ces œuvres contemporaines mais influencées par le Moyen Âge me rappellent (et je ne suis certainement pas la seule) des œuvres médiévales s’interrogeant sur la nature et les conséquences de la guerre ; l’exemple le plus connu, au moins dans les terres anglophones, est celui de Thomas Malory, dont l’œuvre fut écrite à la fois dans le contexte des guerres franco-anglaises et des guerres civiles anglaises, au début des années 1470. Plusieurs études parmi celles que j’ai pu lire, même si je n’ai évidemment pas eu le temps de dépouiller une bibliographie toujours plus fournie, s’attachent surtout à reconnaître des aspects proprement « médiévaux » plutôt concrets dans la littérature médiévaliste, qu’elle relève de la fantasy ou non. Mais il me semble que, pour des médiévistes comme pour des auteurs comme Tolkien et White, mais aussi sans aucun doute, comme George Martin qui s’est d’ailleurs exprimé publiquement sur ces questions, la littérature médiévale apporte aussi une réflexion sur la nature de la guerre – et de la société en général – et qu’elle ne doit pas être réduite à une simple illustration de la manière de « faire » la guerre au Moyen Âge. C’est en sens que, me semble-t-il, de nombreuses œuvres de fantasy ont une dimension politique et philosophique, à l’instar de leurs ancêtres médiévales.
Références citées
– Alexander, Michael, Medievalism : The Middle Ages in Modern England, New Haven University Press, 2007.
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Quelques sites internet
– Elbakin.net, La fantasy au quotidien : http://www.elbakin.net/.
– Fantasy – Retour aux sources (BnF) : https://fantasy.bnf.fr/.
– Fréquences médiévales : http://www.frequencemedievale.fr/.
– International Society for the Study of Medievalism : http://medievalism.net/.
– Medieval Electronic Multimedia Organization (MEMO) : http://medievalelectronicmultimedia.org/.
– Medievalists.net : http://www.medievalists.net/.
– Modernités médiévales : https://modmed.hypotheses.org/.
– William Morris Archives : http://morrisedition.lib.uiowa.edu/index.html.